Tunisie : le temps de la normalisation
Par Patsy le lundi, février 14 2011, 21:38 - Actualité internationale - Lien permanent
Chronique n°15 (février 2011)
La semaine passée, le peuple égyptien retînt son souffle. Nous étions le jeudi 10 février 2011 et Hosni Moubarak allait bientôt prendre la parole sur la télévision nationale. Allait-il annoncer son départ ? Beaucoup l’espéraient tant son pouvoir semblait délégitimé. Il n’en fut rien. Pourtant la CIA y était même allée de son communiqué : était-ce une façon de mettre la pression sur le président égyptien, ou une nouvelle preuve de son incapacité à contrôler son arrière-cour ? Nous ne le savons pas, et nous ne le saurons peut-être jamais.
Bref, ce jour-là Hosni Moubarak se contenta de transmettre tous les leviers de commandement à son fidèle lieutenant, le vice-président Omar Souleimane, un septuagénaire bien en vue dans toutes les chancelleries occidentales, qui a la main sur les services secrets égyptiens depuis quelques lustres, et qui s’est fait une solide réputation dans la lutte contre l’islamisme radical.
Sans hypocrisie ni double langage, il n’y a pas de diplomatie, pas de relations internationales. Angélisme et morale n’ont pas de place dans cet univers régi par les rapports de force. J’en veux pour preuve cette déclaration de Michèle Alliot-Marie au Journal du Dimanche le week-end dernier : « Les principes constants de notre politique internationale sont la non-ingérence, le soutien à la démocratie et à la liberté, l’application de l’Etat de droit. S’agissant d’un ancien protectorat, nous sommes encore plus tenus à une certaine réserve. Nous ne voulons pas mettre de l’huile sur le feu, mais au contraire aider dans toute la mesure du possible un peuple ami, mais sans interférer ». Edifiant, non ?
Il est toujours délicat d’analyser à chaud une nouvelle configuration politique. Pour certains, Souleimane ne sera que l’homme de paille de Moubarak ; pour d’autres, ce transfert d’autorité permet à Moubarak de se retirer sans perdre la face. Pour certains, c’est un camouflet pour les Etats-Unis qui appelaient au changement ; pour d’autres, Washington ne peut qu’être satisfait que ce soit un homme en qui il a confiance qui prenne en main la soi-disant « transition démocratique ». Et du côté de Tel-Aviv, on pense la même chose.
En Tunisie, la lutte est entrée dans une phase de normalisation. C’était à mon sens inévitable. Pour qu’une révolution réussisse, écrivait jadis le vieil anarchiste russe Pierre Kropotkine, il faut qu’elle nourrisse le peuple, et qu’elle le nourrisse sans attendre. En Tunisie et en Egypte, pays où la misère est une compagne quotidienne pour nombre d’habitants, le temps joue contre les mobilisations populaires. Occuper la rue, manifester sa colère ne remplissent pas les gamelles. Or, le blocage de l’économie touche tous les secteurs, y compris l’informel qui permet à beaucoup de survivre.
L’annonce récente par le ministère français des Affaires étrangères de la levée des restrictions sur les voyages touristiques en direction des villes côtières et de l’île de Djerba est un signal fort. En faisant cela, Sarkozy montre qu’il soutient le processus de normalisation en cours. Il le soutient d’autant plus que sur le site du ministère des Affaires étrangères, vous pourrez y lire ceci : « La France condamne avec la plus grande fermeté les bandes criminelles qui sévissent en Tunisie et ceux qui les soutiennent avec l’espoir vain de remettre en cause les changements intervenus de manière constitutionnelle. Nous saluons le civisme exemplaire de la population tunisienne, qui garde son calme, se mobilise pour que la vie normale reprenne son cours le plus vite possible et a mis en place, conformément à l’appel du premier ministre, dans tous les quartiers sensibles des dispositifs citoyens de sécurité. Nous encourageons les responsables politiques à conforter au plus vite le processus de transition en annonçant sans tarder la formation du nouveau gouvernement. »
Ce texte est extraordinaire et mérite commentaires. Il nous parle de « bandes criminelles » mais sans précision, ce qui permettra de justifier dans le futur que les jeunes émeutiers tunisiens affrontant la police soient mis dans le même sac répressif que les pillards ou les anciens flics de Ben Ali. Il fustige « ceux qui les soutiennent », là encore sans précision, ce qui peut laisser penser qu’une organisation refusant de cautionner le processus en cours pourrait être criminalisée. Il salue le civisme, le calme de la population et le fait qu’elle ait répondu à l’appel du premier Ministre en mettant en place des dispositifs citoyens de sécurité. Or, des « dispositifs citoyens de sécurité », sous la forme de comités de quartier ont été mis en place dès le début du mouvement afin d'éviter les pillages et de prévenir les exactions des milices de Ben Ali. Les Tunisiens n'ont pas attendu les ordres d'un ministre quelconque pour prendre en charge directement la gestion de l'espace public en lieu et place d'une police dont on sait à quel point elle était haïe. Ce que le gouvernement français appuie ici, c’est la reprise en mains par l’Etat tunisien du monopole de la violence légitime.
Pour le gouvernement français, il y a les bons Tunisiens et les mauvais Tunisiens. Les bons Tunisiens sont ceux qui sont descendus dans la rue, ont obtenu le départ de Ben Ali puis ont accepté de confier le changement politique aux élites en place, les anciennes comme les nouvelles. Ces bons Tunisiens font preuve d’esprit de responsabilité. A côté de ces bons Tunisiens, il y a les mauvais Tunisiens. Je ne parle pas des pro-Ben Ali, ces anciens amis très chers dont on on ne veut plus entendre parler. Je parle de ces jeunes en colère des quartiers populaires sur lesquels le pouvoir va coller l’étiquette de casseurs, de pillards et de voyous ; je parle des habitants en colère de la Tunisie « inutile », cette Tunisie de l’intérieur qui crève et n'a que peu profité des fruits de la croissance économique, largement concentrée sur la côte méditerranéenne ; je parle de toutes celles et ceux qui attendent un changement véritable de leurs conditions de vie, un changement qui aurait l'odeur du travail et du pain et non seulement celui du bulletin de vote.
Commentaires
Pour en rajouter une couche, les medias occidentaux célèbrent la « modernité » du mouvement, comme si c’était grâce à « Facebook » que la révolution s’était réalisée.
Ce qui est certain, c’est la jonction entre classes pauvres et petite bourgeoisie qui a été déterminante. Mais l’étincelle est bien venue du prolétariat tunisien de l’intérieur du pays (Gafsa, Redeyef, etc). Ceux-là en avaient ras-le-bol depuis longtemps.
Un autre constat, c’est la tentative des néo-libéraux à vouloir récupérer les fruits du changement de contexte : pour ceux-là (je parle des observateurs bien connus, du genre émission « C dans l’air » de France 5), ces événements de Tunisie et d’Egypte seraient une révolte contre une économie hyper-réglementée, certes par les prédateurs qu’on sait. La solution viendrait donc d’une « concurrence non faussée », qui verrait alors apparaître de nouvelles élites, et pourquoi pas par la petite bourgeoisie « facebookienne ».
Pas étonnant alors qu'on voit une nouvelle vague d'émigration vers l'Europe de beaucoup de jeunes Tunisiens. Ceux-là ont bien compris que le changement qu'ils attendaient est en cours de confiscation.
Merci de nouveau pour ton commentaire. Je consacrerai une émission bientôt sur cette dimension économique importante (Etat entrepreneur vs secteur privé) notamment concernant le Maroc