Sans hypocrisie ni double langage, il n’y a pas de diplomatie, pas de relations internationales. Angélisme et morale n’ont pas de place dans cet univers régi par les rapports de force. J’en veux pour preuve cette déclaration de Michèle Alliot-Marie au Journal du Dimanche le week-end dernier : « Les principes constants de notre politique internationale sont la non-ingérence, le soutien à la démocratie et à la liberté, l’application de l’Etat de droit. S’agissant d’un ancien protectorat, nous sommes encore plus tenus à une certaine réserve. Nous ne voulons pas mettre de l’huile sur le feu, mais au contraire aider dans toute la mesure du possible un peuple ami, mais sans interférer ». Edifiant, non ?
Il est toujours délicat d’analyser à chaud une nouvelle configuration politique. Pour certains, Souleimane ne sera que l’homme de paille de Moubarak ; pour d’autres, ce transfert d’autorité permet à Moubarak de se retirer sans perdre la face. Pour certains, c’est un camouflet pour les Etats-Unis qui appelaient au changement ; pour d’autres, Washington ne peut qu’être satisfait que ce soit un homme en qui il a confiance qui prenne en main la soi-disant « transition démocratique ». Et du côté de Tel-Aviv, on pense la même chose.

En Tunisie, la lutte est entrée dans une phase de normalisation. C’était à mon sens inévitable. Pour qu’une révolution réussisse, écrivait jadis le vieil anarchiste russe Pierre Kropotkine, il faut qu’elle nourrisse le peuple, et qu’elle le nourrisse sans attendre. En Tunisie et en Egypte, pays où la misère est une compagne quotidienne pour nombre d’habitants, le temps joue contre les mobilisations populaires. Occuper la rue, manifester sa colère ne remplissent pas les gamelles. Or, le blocage de l’économie touche tous les secteurs, y compris l’informel qui permet à beaucoup de survivre.
L’annonce récente par le ministère français des Affaires étrangères de la levée des restrictions sur les voyages touristiques en direction des villes côtières et de l’île de Djerba est un signal fort. En faisant cela, Sarkozy montre qu’il soutient le processus de normalisation en cours. Il le soutient d’autant plus que sur le site du ministère des Affaires étrangères, vous pourrez y lire ceci : « La France condamne avec la plus grande fermeté les bandes criminelles qui sévissent en Tunisie et ceux qui les soutiennent avec l’espoir vain de remettre en cause les changements intervenus de manière constitutionnelle. Nous saluons le civisme exemplaire de la population tunisienne, qui garde son calme, se mobilise pour que la vie normale reprenne son cours le plus vite possible et a mis en place, conformément à l’appel du premier ministre, dans tous les quartiers sensibles des dispositifs citoyens de sécurité. Nous encourageons les responsables politiques à conforter au plus vite le processus de transition en annonçant sans tarder la formation du nouveau gouvernement. »
Ce texte est extraordinaire et mérite commentaires. Il nous parle de « bandes criminelles » mais sans précision, ce qui permettra de justifier dans le futur que les jeunes émeutiers tunisiens affrontant la police soient mis dans le même sac répressif que les pillards ou les anciens flics de Ben Ali. Il fustige « ceux qui les soutiennent », là encore sans précision, ce qui peut laisser penser qu’une organisation refusant de cautionner le processus en cours pourrait être criminalisée. Il salue le civisme, le calme de la population et le fait qu’elle ait répondu à l’appel du premier Ministre en mettant en place des dispositifs citoyens de sécurité. Or, des « dispositifs citoyens de sécurité », sous la forme de comités de quartier ont été mis en place dès le début du mouvement afin d'éviter les pillages et de prévenir les exactions des milices de Ben Ali. Les Tunisiens n'ont pas attendu les ordres d'un ministre quelconque pour prendre en charge directement la gestion de l'espace public en lieu et place d'une police dont on sait à quel point elle était haïe. Ce que le gouvernement français appuie ici, c’est la reprise en mains par l’Etat tunisien du monopole de la violence légitime.

Pour le gouvernement français, il y a les bons Tunisiens et les mauvais Tunisiens. Les bons Tunisiens sont ceux qui sont descendus dans la rue, ont obtenu le départ de Ben Ali puis ont accepté de confier le changement politique aux élites en place, les anciennes comme les nouvelles. Ces bons Tunisiens font preuve d’esprit de responsabilité. A côté de ces bons Tunisiens, il y a les mauvais Tunisiens. Je ne parle pas des pro-Ben Ali, ces anciens amis très chers dont on on ne veut plus entendre parler. Je parle de ces jeunes en colère des quartiers populaires sur lesquels le pouvoir va coller l’étiquette de casseurs, de pillards et de voyous ; je parle des habitants en colère de la Tunisie « inutile », cette Tunisie de l’intérieur qui crève et n'a que peu profité des fruits de la croissance économique, largement concentrée sur la côte méditerranéenne ; je parle de toutes celles et ceux qui attendent un changement véritable de leurs conditions de vie, un changement qui aurait l'odeur du travail et du pain et non seulement celui du bulletin de vote.