Révolte ou révolution ? Telle est la question qu'il convient de se poser aujourd'hui à propos des événements de Tunisie et d'Egypte.
Pour les médias, la chose est entendue. La Tunisie vit une révolution, celle du Jasmin, qui a mis à terre un pouvoir honni et l'a remplacé par... pour l'heure, pas grand chose. Souvenez-vous, les médias nous avaient déjà concocté une révolution orange en Ukraine lorsqu'un « démocrate authentique » était parvenu au pouvoir dans des conditions rocambolesques contre la volonté de la Fédération de Russie voisine, peu désireuse de voir un Etat indépendant voisin tenter de s'éloigner de sa sphère d'influence.

Peut-être n'a-t-on pas la même définition de ce qu'est une révolution. Dans leur Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques1, les auteurs écrivent qu'une « révolution désigne toute rupture radicale intervenant dans le mode d'organisation d'une société ». Le mot important dans cette définition est bien sûr « radicale », car la « radicalité » des uns n'est pas la « radicalité » des autres, croyez-en sur parole un vieil anarchiste comme moi.
Dans une interview de la fin janvier, le collectif Lieux communs2 a questionné des militants tunisiens anonymes sur la nature du mouvement actuel dans leur pays, et la réponse que ceux-ci ont apporté me semblent correspondre à la réalité. Ils refusent le terme de révolution et lui préfèrent celui de « soulèvement populaire » : « Ce n’est pas une révolution dans le sens traditionnel, c’est -à-dire strict et plein du terme. Ce qui s’est passé est comparable aux intifadas, aux soulèvements, aux révoltes qui se sont déroulées dans les territoires occupés dans les années 1990. C’est donc un mouvement populaire qui vise la démocratie, les libertés fondamentales et la satisfaction de revendications sociales. »

Dire que ce qui se passe aujourd'hui en Tunisie est davantage un soulèvement populaire qu'une révolution n'est pas une façon de jouer avec les mots, pas plus que cela ne vise à minorer l'importance dudit mouvement. Tunisiens et Egyptiens font preuve d'un courage exemplaire dont beaucoup d'analystes ne les pensaient pas capables. Les premiers sont parvenus à chasser un vieil ami de la France qui avait cadenassé le pays avec ses flics et ses réseaux et se pensait à l'abri de toute émotion populaire ; les seconds font vaciller sur son trône un ami du bloc occidental.

Parler de soulèvement populaire plutôt que de révolution est une façon de calmer les ardeurs de la presse, toujours prompte à l'emphase, du moment que celle-ci fait vendre. Il n'y a pas eu de Révolution en Mai 68 : les rapports de production n'ont pas été bouleversé par le mouvement social, le régime politique n'a pas été chamboulé ; les « soixante-huitards » ont obligé les élites dominantes à produire de nouvelles idées susceptibles de rendre de nouveau légitime le système. C'était peu et beaucoup à la fois.

Parler de soulèvement populaire plutôt que de révolution est une façon de souligner que le mouvement actuel en Tunisie n'a pas aboli le système Ben Ali. Il a chassé l'autocrate et son réseau le plus proche, mais tout l'édifice sur lequel reposait son hégémonie est toujours en place. Une dictature, ce n'est pas seulement un tyran et des flics à sa botte. Une dictature, c'est un tyran, des flics, un parti unique omnipotent par lequel on doit passer pour tout et n'importe quoi, des réseaux de clientèle, une bourgeoisie qui fait des affaires en profitant du fait que les salariés sont sous la menace du bâton, une fonction publique qui ne doit sa position sociale qu'à sa docilité assumée ou contrainte, des ruraux sous la coupe de notables qui ont tout à perdre d'un changement radical de régime, des gens qui se taisent et n'en pensent pas moins, des opposants radicaux et des opposants qui attendent leur heure, des gens qui veulent que tout change et d'autres que tout cela effraie. C'est tout cela une dictature, et bien plus encore. Comme le disait le vieux Marx, « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants »3.

Un soulèvement populaire, une révolte, une grève font jaillir la parole et ouvrent le champ des possibles. Mais ils ouvrent ce champ à tout le monde, et notamment à celles et ceux qui disposent des meilleures armes pour prendre leur revanche sociale sur ce pouvoir qui les a niés. Ceux d'en bas sont désarmés : ils n'ont que leur nombre à faire valoir et leur capacité à créer, consolider et faire vivre des contre-pouvoirs populaires. Face à eux, il n'y a pas seulement l'ancienne élite délégitimée en phase de reconversion démocratique, il y a également ces opposants prêts à tout accommodement pour parvenir au pouvoir. Les premiers ont mon soutien, les seconds, ma défiance.


Notes
1. Hermet, Badie, Birnbaum, Braud, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Colin, 1996.
2. L'interview de ces deux militants est en ligne à cette adresse (magmaweb) ; mais également, ainsi que d'autres textes à cette adresse (mondialisme.org)
3. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852.