En septembre 2009, le président du parlement ukrainien annonçait officiellement et solennellement que la coalition gouvernementale venait d’éclater à quelques mois de la prochaine élection présidentielle. Viktor Iouchtchenko, le président pro-occidental, et Ioulia Timochenko, premier ministre pro-occidental, venaient de prendre la décision de divorcer sous le regard amusé du troisième larron, Viktor Ianoukovitch, chef de file de l’opposition pro-russe.
En janvier et février dernier, les Ukrainiens se sont rendus aux urnes et ont élu président Viktor Ianoukovitch, au grand dam de Ioulia Timochenko qui, aussitôt, a hurlé au scandale, aux fraudes massives, à la corruption et à je ne sais quoi d'autre. Elle menaça même, un temps, de faire appel à la Justice ! Qu'elle se rassure : l'ex-première ministre qui a fait carrière et fortune dans l'industrie gazière, trouvera certainement un strapontin digne de son statut !
Je persifle ? Oui, mais pas plus que cela. Iouchtchenko, Ianoukovitch et Timochenko forment un trio inséparable. On pourrait y voir là une triste farce, une querelle d’ego. Il n’en est rien. Il y a effectivement, en tout politicien, le goût prononcé pour le pouvoir et la domination : le pouvoir pour le pouvoir, la domination pour la domination. Mais pour tenir le pouvoir plus d’un jour, il faut savoir constituer des réseaux, s’acheter des clientèles ou être coopté par elles. Derrière ces trois personnalités, il y a des clans politico-économiques qui savent que pour prospérer en ce bas-monde, il faut savoir tirer les bonnes ficelles.
Les rivalités entre Iouchtchenko, Timochenko et Ianoukovitch ne peuvent se comprendre si l’on oublie les années durant lesquelles, comme dans le reste de l’Empire soviétique, les élites économico-politiques ont géré à leur avantage l’héritage soviétique. Elles ne peuvent d’autant moins se comprendre que Iouchtchenko et Timochenko furent, en tant que Premier ministre et Premier ministre adjoint du président de la République Léonid Koutchma, très au fait de la façon dont certains apparatchiks étaient devenus des oligarques. Car durant l’ère Koutchma, au nom bien sûr de la rationalité et de la productivité, des pans entiers de l’économie ukrainienne sont passés entre les mains avides de différents clans pro-gouvernementaux. Koutchma a bradé les fleurons de l’industrie nationale vacillante à son réseau le plus proche, et lors de la fameuse Révolution Orange, l’Opposition a bien évidemment condamné ces magouilles et arrangements, jurant qu’une fois au pouvoir, elle remettrait de l’ordre dans la maison !
De leur côté, les hommes d’affaires ukrainiens ont bien vite compris que leur survie économique dépendrait de leur capacité à ne pas rester en marge du cirque politique. Certes, ils étaient protégés par Koutchma, mais on n’est jamais aussi bien protégé que par soi-même ! C’est pourquoi nombre d’entre eux ont fait le choix d’entrer dans l’arène politique, investissant certains partis, les finançant grassement ou même en se faisant élire à la chambre des députés. Ils y gagnaient notamment l’immunité parlementaire.

Cela nous remet en mémoire une trop simple banalité : les forces politiques défendent des intérêts de classe qu’elles présentent toujours sous l’étendard de l’intérêt général. L’Histoire nous apprend que l’intérêt général est bien souvent particulier. Ou plus précisément, que c’est la classe dominante, et les fractions de classes subordonnées qui la soutiennent, qui indique ce que doit être l’intérêt général. Ainsi va la démocratie bourgeoise...
Mais Mohamed Al-Wadi y croit encore fermement. Ce journaliste du quotidien bagdadi Kul Al-Iraq écrit ainsi : « Il n'y a aucune contradiction à soutenir la démocratie tout en condamnant ceux qui ont été élus et l'ont dénaturé, et en dénonçant parmi eux les corrompus ou les voleurs. » Il ya quelques jours, les Irakiens ont été conviés à se rendre aux urnes pour élire leurs députés, voire reconduire les sortants ; des sortants dont Al-Wadi, sarcastique, nous dit qu'ils auraient « eu du mal à se faire employer comme subalternes dans un bureau d'arrière-cour, pour ne pas dire comme personnel de nettoyage au Parlement, par respect pour cet honorable métier ». Son confrère Abbas Allaoui n'est guère plus tendre : « Vous avez trahi les citoyens qui ont bravé le terrorisme pour aller voter. Ils espéraient la démocratie et vous leur avez apporté vos turpitudes. Votre bilan est écoeurant. »
Mais il en faut plus pour décourager Mohammed Al-Wadi. Il croît à la démocratie « car la démocratie offre l'avantage de pouvoir remplacer les corrompus un jour aisément par le même mécanisme », celui du vote. Sauf que, qui dit parlement, dit partis politiques, donc organisations hiérarchiques avec des chefs et des sous-chefs qui aspirent à le devenir. Qui dit partis politiques, dits moyens financiers pour faire fonctionner la boutique, occuper les médias, payer des permanents. Et ce sont les directions des partis qui présentent des candidats à tous les niveaux du cirque électoral. Et ce sont les directions des partis qui font et défont les carrières de leurs membres, de la même façon qu'adhérer à une organisation politique est aussi un moyen pour l'ambitieux de grimper dans l'échelle sociale, de se tailler une part du gâteau. Et les carriéristes sont comme les feuilles mortes, on peut en ramasser à la pelle la saison venue (précisons que le carriérisme n'est pas une maladie génétique mais un virus que l'on peut attraper très facilement dès que l'on baigne dans un univers d'intrigues ou un milieu qui favorise la servilité).

Comme le disaient si bien les conseillistes allemands en 1920 : « Les partis ont exactement le caractère de l'organisation capitaliste (...) Le chef commande, la masse obéit. En haut, un leader ou un groupe de gouvernants ; en bas, une armée de gouvernés, quelques renards et des millions d'ânes. C'est le principe des moutons de Panurge. La masse est l'objet de la politique, c'est un objet que les « chefs » manipulent selon leurs besoins. »

Mohammed Al-Wadi peut toujours rêver qu'un jour des « démocrates sincères », car il doit bien y en avoir !, investissent en masse les travées de l'Assemblée nationale irakienne. Cela voudra dire que les dominés auront divorcé d'avec leurs élites politiques et économiques, ne croiront plus leurs sornettes, les discours et auront repris confiance en leurs capacités à gérer sans intermédiaire leur vie au quotidien. Auront-ils alors besoin de la tutelle de « démocrates sincères » ? Car « quels que soient leurs sentiments et leurs intentions démocratiques, de la hauteur où ils se trouvent placés, les démocrates sincères ne peuvent considérer la société autrement que comme un tuteur considère son pupille. Mais entre le tuteur et le pupille, l'égalité ne peut exister. » (Bakounine, 1870)