« Il serait facile de démontrer que nulle part en Europe le contrôle populaire n'est réel. Nous nous bornerons pour cette fois à en examiner l'application en Suisse, (...) parce qu'étant aujourd'hui seule en Europe une république démocratique, elle a réalisé en quelque sorte l'idéal de la souveraineté populaire (...)
Une fois le suffrage universel établi, on crut avoir assuré la liberté des populations. Eh bien, ce fut une grande illusion, et on peut dire que la conscience de cette illusion a amené dans plusieurs cantons la chute, et, dans tous, la démoralisation aujourd'hui si flagrante du parti radical. Les radicaux n'ont pas voulu tromper le peuple, comme l'assure notre presse soi-disant libérale, mais ils se sont trompés eux-mêmes. Ils étaient réellement convaincus lorsqu'ils promirent au peuple, par le moyen du suffrage universel, la liberté, et, pleins de cette conviction, ils eurent la puissance de soulever les masses et de renverser les gouvernements aristocratiques établis. Aujourd'hui, instruits par l'expérience et par la pratique du pouvoir, ils ont perdu cette foi en eux-mêmes et dans leur propre principe, et c'est pour cela qu'ils sont abattus et si profondément corrompus.
Et en effet, la chose paraissait si naturelle et si simple : une fois que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif émaneraient directement de l'élection populaire, ne devaient-ils pas devenir l'expression pure de la volonté du peuple, et cette volonté pourrait-elle produire autre chose que la liberté et la prospérité populaire ?

Tout le mensonge du système représentatif repose sur cette fiction, qu'un pouvoir et une chambre législative sortis de l'élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du peuple. Le peuple, en Suisse comme partout, veut instinctivement, veut nécessairement deux choses : la plus grande prospérité matérielle possible, avec la plus grande liberté d'existence, de mouvement et d'action pour lui-même ; c'est-à-dire la meilleure organisation de ses intérêts économiques, et l'absence complète de tout pouvoir, de toute organisation politique, — puisque toute organisation politique aboutit fatalement à la négation de sa liberté. Tel est le fond de tous les instincts populaires.

Les instincts de ceux qui gouvernent, (...) font les lois et exercent le pouvoir exécutif, sont, à cause même de leur position exceptionnelle, diamétralement opposés. Quels que soient leurs sentiments et leurs intentions démocratiques, de la hauteur où ils se trouvent placés, ils ne peuvent considérer la société autrement que comme un tuteur considère son pupille. Mais entre le tuteur et le pupille l'égalité ne peut exister. D'un côté, il y a le sentiment de la supériorité, inspiré nécessairement par une position supérieure ; de l'autre, celui d'une infériorité qui résulte de la supériorité du tuteur, exerçant soit le pouvoir exécutif, soit le pouvoir législatif. Qui dit pouvoir politique, dit domination ; mais là où la domination existe, il doit y avoir nécessairement une partie plus ou moins grande de la société qui est dominée, et ceux qui sont dominés détestent naturellement ceux qui les dominent, tandis que ceux qui dominent doivent nécessairement réprimer, et par conséquent opprimer, ceux qui sont soumis à leur domination.

Telle est l'éternelle histoire du pouvoir politique, depuis que ce pouvoir a été établi dans le monde. C'est ce qui explique aussi pourquoi et comment des hommes qui ont été les démocrates les plus rouges, les révoltés les plus furibonds, lorsqu'ils se sont trouvés dans la masse des gouvernés, deviennent des conservateurs excessivement modérés dès qu'ils sont montés au pouvoir. On attribue ordinairement ces palinodies à la trahison. C'est une erreur ; elles ont pour cause principale le changement de perspective et de position ; et n'oublions jamais que les positions et les nécessités qu'elles imposent sont toujours plus puissantes que la haine ou la mauvaise volonté des individus.

Pénétré de cette vérité, je ne craindrai pas d'exprimer cette conviction, que si demain on établissait un gouvernement et un conseil législatif, un parlement, exclusivement composés d'ouvriers, ces ouvriers, qui sont aujourd'hui de fermes démocrates socialistes, deviendraient après-demain des aristocrates déterminés, des adorateurs hardis ou timides du principe d'autorité, des oppresseurs et des exploiteurs. Ma conclusion est celle-ci : Il faut abolir complètement, dans le principe et dans les faits, tout ce qui s'appelle pouvoir politique ; parce que tant que le pouvoir politique existera, il y aura des dominateurs et des dominés, des maîtres et des esclaves, des exploiteurs et des exploités. Le pouvoir politique une fois aboli, il faut le remplacer par l'organisation des forces productives et des services économiques. »

Michel Bakounine, Les ours de Berne et l'ours de Saint-Pétersbourg, 1870.