En Amérique latine, par exemple, l'accroissement des zones rurales destinées à accueillir de nouvelles exploitations agricoles prendrait la forme d'un accroissement parallèle de la déforestation de l'Amazonie dont on connaît la fonction de poumon vert pour la planète bleue. Il est difficile d'imaginer que soit prise une telle option, même si le président Lula est un ardent défenseur de l'agro-business. En Afrique, beaucoup de terres arables sont libres, mais les sols sont en fait assez pauvres, les conditions météorologiques sont capricieuses, et, là-encore, les forêts tropicales ont un rôle trop important pour que l'on s'amuse à les tronçonner avec allégresse. Certains rêvent de voir les régions septentrionales de Russie, du Canada et du nord de la Chine devenir accessibles à l'agriculture grâce au réchauffement climatique, mais personne ne sait véritablement comment ces sols, gelés en permanence depuis la nuit des temps, se comporteront une fois travaillés par la main de l'homme... et des multinationales de l'agro-business. L'espoir pourrait reposer sur le développement intensif de la culture hydroponique, c'est-à-dire de l'agriculture hors-sol. Dans ce schéma, il n'y a pas besoin de terres cultivables mais de plastiques, d'engrais minéraux chimiques à base de pétrole, d'électricité pour faire vivre l'été au coeur de l'hiver.
Les maraîchers espagnols sont passés maîtres dans l'art de nous offrir des fraises et des tomates d'un rouge éclatant dès les premiers jours de printemps. Et qu'importe si le goût est absent et si les salaires versés aux saisonniers et leurs conditions de vie et de travail sont indécents ! Il faudra bien nous nourrir, même mal. Mais les coûts d'installation sont si élevés qu'il apparaît évident que ce ne sont pas les petits paysans du sud qui pourront se lancer dans le hors-sol. Cela tombe bien : la plupart des gouvernements de la planète se fichent comme d'une guigne de la capacité de leurs populations rurales à vivre correctement, voire à vivre tout court. Elles s'en fichent ou elles se sont faits une raison. Si l'agriculture peut être un moteur du développement économique, elle peut l'être sans trop d'agriculteurs.
Prenons le cas de la Chine, pays majoritairement rural. On y dénombre un demi-milliard de paysans qui vivent pour beaucoup dans des conditions difficiles, en travaillant des terres au rendement faible. Les experts chinois considèrent que la Chine actuelle pourrait se passer très largement de la moitié de ces paysans. En d'autres termes, les gains de productivité et l'accroissement de la production passeront par la mécanisation et la concentration des exploitations, ainsi que le développement des compétences techniques des agriculteurs. Le choix a donc été fait de pousser les « paysans sans avenir » à rejoindre l'eldorado des villes industrielles. Le paysan s’est donc fait prolétaire, pour sa survie. Aujourd’hui, les paysans prolétarisés représentent 50% des employés des services, 60% des ouvriers d’usines et 80% des ouvriers du bâtiment. La croissance chinoise repose sur l’exploitation féroce des masses paysannes que l’on a condamné à l’exode.

La terre attise les convoitises. Chinois, Sud-Coréens ou encore Saoudiens se sont mis en tête d’acheter directement ou via des investisseurs privés des millions d’hectares. Le Kazakhstan a ainsi vendu 400 kms2 à la Chine et est prêt à doubler la mise. La Mongolie est prête à céder 270000ha, toujours aux mêmes Chinois, en échange de transfert de technologie agricole. Le Congo est disposé à favoriser l’implantation de fermiers blancs sud-africains à des conditions extrêmement avantageuses puisque les terres leurs seraient données ! Au Pakistan, la vente de terres se fait en direction des pays du Moyen-orient… En deux mots : les pays en manque de terres fertiles vont les chercher à l’étranger, dans le but de nourrir leur population.
Cela ne va pas sans poser de multiples problèmes. Citons-en quatre. Tout d’abord ces acquisitions n’ont pas pour but principal d’alimenter le marché local. Mais si elles produisaient en direction dudit marché, il y aurait de grandes chances qu’elles s’avèrent plus compétitives qu’une agriculture locale sous-équipée et délaissée par son gouvernement, sous la contrainte des politiques néolibérales en vogue du côté du FMI et de la Banque mondiale. Le peu d’empathie des autorités locales et des sociétés capitalistes pour les populations rurales laissent à penser qu’elles ne s’embarrasseront pas de principes pour déplacer des villages, défricher, détourner les cours d’eau, bousculer un écosystème à coups d’engrais ou d’OGM. Les grands propriétaires terriens de ces pays-là vont avoir un grand intérêt à transformer leurs possessions en sociétés privées afin de se protéger d’une éventuelle réforme agraire. Ce bradage du « patrimoine national » par des élites politiques prédatrices et mafieuses ne peut que stimuler les ressentiments des populations rurales locales ; d’ailleurs, on imagine sans peine que l’installation de ces enclaves productivistes sur des territoires où les populations ont du mal à joindre les deux bouts ne peut qu’entraîner parallèlement leur sécurisation militaire.

Enfin, il y a les OGM. 8% des terres cultivées de la planète le sont avec des OGM, et les productions concernées sont le soja, le maïs et le coton. On imagine là encore sans peine qu’en cas de crises alimentaires massives et répétées, les OGM, et leurs promesses de productivité accrue, apparaîtront aux yeux de ses défenseurs comme l’ultime recours pour nourrir les peuples du monde.
Pour nombre de décideurs politiques des pays du sud, pour nombre de technocrates, de bureaucrates, de spéculateurs, pour les multinationales de l’agrobusiness, les paysans sont, dans leur majorité, des surnuméraires. Ils n’entendent pas défendre une agriculture paysanne, de proximité, mais recherchent au contraire la concentration en peu de mains des moyens de production agricoles ; et ils se fichent bien évidemment comme d’une guigne de l’agriculture raisonnée.
On le voit, la bataille pour la souveraineté alimentaire est bien mal engagée.