Pour beaucoup de nos contemporains, le monde arabe a la figure du Fou de Dieu ou le visage d'une populace exaltée envahissant l'espace sporadiquement. S'intéresser au monde arabe et aux forces sociales, associatives ou syndicales, qui s'évertuent à bousculer l'ordre politique et social est une façon de remettre en question les « puissants lieux communs qui structurent l'imaginaire occidental ». C'est le cas de la « rue arabe » dont Asef Bayat nous explique qu'elle « est en quelque sorte devenue l'extension d'un autre concept tristement célèbre, celui d'« esprit arabe » qui lui aussi réifie dans une violente abstraction la culture et la conduite collective de tout un peuple. »

Il n'y a pas de « rue arabe », ni d'esprit arabe, ni même, oserais-je, de monde arabe. Tout doit se conjuguer au pluriel, car le monde arabe est pluriel : il y a des micro-Etats et d'autres comptant des dizaines de millions d'habitants ; il y a des régimes autoritaires et d'autres... qui le sont moins ; certains Etats vivent uniquement de la rente pétrolière et d'autres qui ont bâti un secteur industriel...
Bien que divers, ces mondes arabes n'en vivent pas moins des secousses similaires. C'est ce qui ressort de la lecture des quinze monographies de ce volume qui nous emmènent de Maroc au Yémen, en passant par la Libye et la Syrie.

Il y a évidemment la poussée des forces politiques se réclamant de l'Islam radical.
Au nom du néolibéralisme triomphant et de la bonne gouvernance, les Etats ne sont plus en mesure d'offrir des débouchés rémunérateurs à leur jeunesse. Mis sous surveillance par le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, ces Etats ont dû effectuer des coupes sombres et renoncer à intégrer dans une fonction publique aussi pléthorique qu'incompétente une jeunesse de plus en plus éduquée qui n'a plus alors comme perspectives que le chômage ou l'exil. De même, la classe moyenne a vu sa situation sociale se dégrader. C'est sur ce terreau social fait de frustrations et de paupérisation que l'Islam radical fleurit ; il fleurit d'autant plus facilement que le « socialisme réel » s'est effondré et n'attire plus les élites arabes éduquées, que la corruption généralisée des élites au pouvoir est devenue d'autant plus condamnable qu'il y a moins de redistribution à en attendre, que les relais dont disposaient les pouvoirs, comme les syndicats officiels, sont de moins en moins perçues comme des outils susceptibles de permettre l'ascension sociale ou de faire remonter vers les sommets les colères de la base. Intégrés au régime, bureaucratisés, ils sont dédaignés par les travailleurs. Ils ne parviennent plus à sonder et surtout canaliser une base qui se dérobe sur leurs pieds. D’où l’émergence de structures de luttes en marge de ces officines gouvernementales qui gênent profondément les régimes en place et les obligent soit à les réprimer, soit à en coopter les leaders. Sur le plan politique, Nicolas Dot-Pouillard souligne que des coalitions insolites se mettent en place pour s’opposer aux pouvoirs. Coalitions rassemblant islamistes, nationalistes et militants de la gauche laïque, unis dans la lutte électorale comme au Yémen, unis par l’incarcération comme en témoigne le « document des prisonniers » palestiniens de 2006 signé par des prisonniers politiques du Hamas, du Fatah, du Jihad islamique, du FDLP et du FPLP. Il n’en demeure pas moins que le ciment de ces unions « contre-nature » est bien le nationalisme et non l’idéal « socialiste progressiste » marxisant et panarabe, qui lui, est bien en crise dans la région. Coalitions bien fragiles car le mouvement islamiste, radical ou modéré, n’a rien à offrir d’autre qu’évergétisme et moralisme comme solutions à la misère sociale.

On aurait tort de réduire la contestation arabe à la figure du barbu fondamentaliste. Les sociétés arabes bougent, se questionnent, revendiquent. Ce sont des travailleurs qui font grève ou font part de leurs doléances en court-circuitant les syndicats officiels ; ce sont des paysans qui tentent de résister aux expropriations de terre ou qui réclament une juste répartition des ressources en eau ; ce sont des journalistes et des avocats qui réclament la démocratie politique, l'arrêt de la censure, le droit d'association et de manifestation ; ce sont des femmes qui revendiquent le droit de vivre plus librement que leurs mères ; ce sont aussi les fractions marginalisées de la classe dominante qui essaient de renégocier une meilleur part du gâteau, à leur profit, quitte, pour cela, à agiter le drapeau de la démocratie bourgeoise. Pascal Ménoret souligne par exemple que « l'Arabie saoudite est passée en vingt ans d'une société rurale, traditionnelle, patriarcale et familiale à une société individualiste et urbanisée » dans laquelle les femmes sont parvenus à prendre la parole.
Le développement des nouvelles technologies de l'information, des paraboles aux téléphones portables, en passant par le fameux Facebook, a changé profondément la donne : les régimes autoritaires n'ont plus le monopole de l'information. Le monde et sa modernité entre dans les foyers et vient éroder un peu plus la légitimité des pouvoirs en place et leur rituels d’autocélébration.

En nous apportant des éclairages sur les dynamiques politiques, sociales et culturelles à l’œuvre dans le monde arabe, Alternatives Sud fait œuvre de salubrité publique, tant le regard que l’on porte sur cette partie du monde est marqué par notre occidentalo-centrisme et la rhétorique grossière et culturaliste des medias de masse.