Alexandre Hébert n’a jamais eu sa langue dans sa poche, et on peut lui reconnaître une certaine franchise. Il a également beaucoup écrit. Alors, en attendant qu'un historien, voire plusieurs !, s'attache à son histoire et en fasse un objet d'étude, je vais tenter de vous faire part de mes sentiments sur cette figure incontournable de la scène politico-syndicale locale.
Oui, lui, l’anarchiste individualiste, franc-maçon et libre-penseur, a bu un coup avec Le Pen, a accordé un entretien en 1999 à un journal d’extrême-droite, était lié à Joël Bonnemaison, journaliste et militant d’extrême-droite qui se fera son biographe. Et il s’en fichait ! Il jubilait même des cris d’orfraie poussés par ses adversaires politiques et syndicaux, voyant en cela des dérives coupables, « symptomatiques de… » etc ; et pour certains de rappeler son amitié avec Robert Hersant, collabo pendant la Seconde guerre mondiale et patron de presse de choc ensuite, oubliant de signaler qu’Hersant, avant la seconde guerre mondiale, militait avec Hébert à la gauche du Parti socialiste de l’époque, renoua avec la gauche dans les années 1950 après quelques années de disgrâce, pour enfin, s’engager à droite.
Lui, l’anar franc-maçon et libre-penseur, était lié à Pierre Boussel-Lambert, incontournable dirigeant de l’une des tendances du trotskysme hexagonal et syndicaliste à FO. Trotskyste, Hébert ? Oui, répondent les uns. Lui se dit simple « compagnon de route » et explique que c’est son amitié avec Pierre Boussel-Lambert qui fît qu’il participa aux réunions du bureau politique, nanti comme tous les autres d’un pseudo, comme le veut la coutume révolutionnaire.
Certains rétorqueront qu’une organisation trotskyste qui se respecte n’aurait jamais permis qu’un non-adhérent assiste à ses réunions de direction. Peut-être, mais de nombreux témoignages soulignent à quel point le « groupe Lambert », en 1952-53, était groupusculaire. La section française de la Quatrième Internationale venait d'éclater, sa majorité, autour de Lambert notamment, refusant de faire de l'entrisme dans le PCF. Le PCI lambertiste était donc en recherche d’alliances locales pour refonder l'organisation. Alexandre Hébert n’est pas le seul, loin de là, à signaler à quel point Lambert était omnipotent dans cette micro-organisation, qu’il y faisait ce qu’il voulait, et surtout ce qui fallait pour conserver la main sur l’appareil.
Si Hébert était trotskyste, alors il défendait fort mal son organisation tant il a pu être sévère à l'endroit de Lambert, voire méprisant pour l’actuel Parti des travailleurs. Et on se souviendra qu’il s’affronta très sérieusement aux lambertistes nantais en Mai 68 ; des lambertistes qui ne rentrèrent dans les rangs qu’après l’intervention de Pierre Lambert lui-même. Enfin, les partisans de Stéphane Just, exclu au milieu des années 1980 du PCI, parlent d'Alexandre Hébert comme d'un « ami politique » de Lambert et non comme d'un militant de l'organisation. Quand Just met en cause la politique syndicale du PCI, il écrit : « Il y a déjà des années que sous la responsabilité de Lambert et de certains « anarcho syndicalistes », les militants (...) ont renoncé à exprimer une politique indépendante de classe. » Dans deux brochures parues en 1984, « Comment le révisionnisme s’est emparé de la direction du PCI » et « Où en est et où va la direction du PCI ? », le nom d’Alexandre Hébert n’apparaît pas. Ainsi, lorsque Stéphane Just critique les positions de son ancienne organisation vis-à-vis de Force Ouvrière, il ne s’en prend qu’à Lambert et n’évoque jamais le nom du secrétaire de l’UD FO de Loire-Atlantique. Si Hébert était réellement membre de l’organisation, nul doute que Stéphane Just l’aurait mentionné à un moment ou à un autre. Cela laisse penser qu'Hébert, comme il l’a dit lui-même, avait un statut particulier au sein du PCI.

Durant quarante ans, Hébert a incarné la tendance anarcho-syndicaliste de Force-Ouvrière. Reste à savoir quel était son poids réel dans l’appareil. L’hommage que lui a rendu Marc Blondel, ancien secrétaire général, m’a semblé très révélateur à ce propos. Il a déclaré qu’Alexandre Hébert, « membre incontournable de la commission exécutive confédérale (…) poussait l’appareil à sortir de sa réserve et à prendre position sur les dossiers les plus délicats. » Et pour illustrer ses dires, il cita quatre exemples : son soutien aux grèves de 1953 initiées par les anarcho-syndicalistes bordelais contre l’avis de la confédération, plus prompte à signer un compromis qu’à combattre ; son soutien à Messali Hadj lors de la guerre d’Algérie alors que la CGT-FO, aux mains de la SFIO, demeurait colonialiste ; son implication dans les grèves de Mai 68 ; son opposition au référendum gaulliste de 1969 prévoyant la fusion du sénat et du Conseil économique et social, interprété par lui comme une absorption du syndicalisme dans la machinerie politique. En lisant cela, j’ai le sentiment que l’influence réelle d’Alexandre Hébert sur l’appareil Force Ouvrière, solidement tenu par les socialistes, n’a pas survécu aux années 1960. Au-delà, l'opposant historique a joué sa partition régulièrement sans que cela ne bouleverse outre mesure la stratégie syndicale de l’appareil confédéral. Il serait intéressant par exemple de savoir comment se positionnait Hébert lors des congrès confédéraux, s’il votait ou non les rapports d’activité et d’orientation.

A un journaliste lui posant la question de savoir s’il était lambertiste, Alexandre Hébert répondit : « Non, je suis hébertiste. Même si je suis le seul. » Cette réponse était bien plus qu’une boutade.

Alexandre Hébert était un homme de pouvoir qui savait parfaitement jauger les rapports de force, et les utiliser pour se maintenir en place. Quand il est choisi pour diriger l’UD CGT-FO en 1947-48, il n’est rien d’autre qu’un jeune cheminot libertaire qui apporte sa radicalité et son anti-stalinisme à une structure reposant sur de vieux militants réformistes, incapables ni désireux de s’opposer frontalement à l’hégémonique CGT. Les réformistes sont heureux de pouvoir compter sur un « anar » qui se réclame de l’héritage de la CGT révolutionnaire d’avant 1910, pour affronter idéologiquement les staliniens si prompts à ne voir dans FO qu’un syndicat financé par la CIA, à la remorque de la molle SFIO.
Mais Hébert est sous surveillance. Pour consolider son autorité, il s’appuie sur les libertaires issus du mouvement des auberges de jeunesse, investis dans la Fédération anarchiste, et sur les trotskystes locaux, histoire de contrebalancer le poids de cette vieille garde socialiste qui tient les unions locales de Nantes et Saint-Nazaire. En s’alliant avec Pierre Lambert, Alexandre Hébert se crée donc localement une clientèle de militants, de révolutionnaires professionnels, actifs au sein de FO. Plus tard, Hébert pourra s'appuyer également sur quelques trotskystes engagés initialement dans la CGT.
Au début des années 1950, Lambert et lui ont donc des intérêts communs : Lambert a besoin de points d'appui dans le mouvement syndical ouvrier et enseignant pour y faire exister des tendances « luttes de classes » ; Hébert a besoin de militants actifs, capables d'animer des syndicats, d'en prendre la tête et de le soutenir face aux réformistes. Des réformistes qui contestent d'ailleurs son goût pour l’unité d’action, notamment avec la CGT, ce qui, dans les 1950 et 1960, n’allait pas de soi ! Car c’est là encore l'une des singularités d’Alexandre Hébert : alors que l’appareil confédéral refuse de s’allier aux « staliniens », lui, l’antistalinien et anticlérical forcenés engage pleinement son UD dans les luttes sociales, aux côtés de la CGT et de la CFTC. Il faudra attendre les grèves de 1955 pour que les réformistes se fassent une raison et ne tentent plus d’écarter Hébert de la direction de l’UD. Plus tard, en intégrant le très décrié Joël Bonnemaison dans l’appareil local de Force Ouvrière, et ce avec l’aval de Lambert et contre l’avis des trotskystes locaux, j'ai le sentiment qu'il cherche à contrebalancer le poids des lambertistes de Loire-Atlantique, qui ne lui pardonnent pas son « indépendance » et son « modérantisme » en 1968.

Alexandre Hébert était un homme de pouvoir et un homme de réseaux, ce qu’illustre bien son engagement dans la Franc-maçonnerie. C’était un homme marqué par la quatrième république et son jeu perpétuel d’alliances politiques, de combinaisons électoralistes, d’accommodements et de compromis. Sur la scène politique locale, il savait utiliser son pouvoir de nuisance. Il avait bien senti que le socialisme français post-Guerre d’Algérie était entré en crise, que la vieille garde laïque SFIO était concurrencée par l’émergence d’un socialisme issu du catholicisme social. Il se gaussait du socialisme autogestionnaire défendu par le PSU. Il méprisait la planification démocratique à la sauce CFDT (il méprisait la CFDT tout court, la considérant non comme une création de la classe ouvrière mais comme une arme des cléricaux destinée à ramener les brebis égarés du prolétariat dans le giron catholique ; il la redoutait également puisqu'elle était devenue la seconde force syndicale française en lieu et place de la CGT-FO). Il n’a jamais aimé le PS sorti d’Epinay parce qu'il scellait l'alliance de la gauche laïque et de la gauche chrétienne, pas plus que l’Union entre cette gauche-là et les « staliniens ».
Alors localement, il s’est efforcé de peser, donc de nuire. En 1965, il soutient la liste du radical André Morice et son attelage gauche-droite dont le seul ciment est l'antigaullisme. En 1975, au nom de l’unité avec le PCF, le PS demande à tous ses conseillers municipaux impliqués dans une alliance municipale avec des centristes de se constituer en groupe d’opposition. Le secrétaire fédéral Alain Chenard accepte mais la vieille garde SFIO, très anticommuniste, s’y refuse et est exclu du Parti socialiste. Chenard, élu en 1977, ne sera pas réélu en 1983. Face à lui, il y aura, outre la liste de droite de Michel Chauty, trois autres listes de gauche dont l’une conduite par les exclus de la SFIO historique, liste dans laquelle prendra place le fils d’Alexandre Hébert, Patrick, militant lambertiste. Issu du catholicisme de gauche mais membre du courant poperéniste, Jean-Marc Ayrault, socialiste montant des années 1980, veillera bien à ce que le pouvoir de nuisance d’Alexandre Hébert ne soit pas en mesure de freiner son ascension politique. A tout prendre, Hébert préférait un Ayrault à la tête de la municipalité plutôt que le rocardien Claude Evin, un temps pressenti. Quand la gauche unie derrière Ayrault reprendra la mairie de Nantes en 1989, Alexandre Hébert y placera au moins un de ses hommes : l’ex-soixante-huitard Yvon Chotard, avocat de profession, travaillant à l’occasion pour Force-Ouvrière (un Chotard qui a troqué le drapeau noir de sa jeunesse pour les beaux atours du social-libéralisme à la Tony Blair).

« J’ai monté au fil des années un appareil de militants très diversifié, noué des liens avec des tas de gens ; donc je pouvais peser pour ou contre » a déclaré un jour Alexandre Hébert au journaliste Alain Besson, auteur d’un portrait de Jean-Marc Ayrault (Jean-Marc Ayrault – Une ambition nantaise, Coiffard, 2004). A la façon des trotskystes partisans de l’entrisme, construisant çà et là des noyaux susceptibles de servir les intérêts supérieurs de la classe ouvrière à l’occasion, Alexandre Hébert a placé ses pions, avec cynisme ou pragmatisme, c’est selon. Certains considèrent que son pouvoir « occulte » était plus fantasmé que réel. Il n’en demeure pas moins vrai que Hébert faisait peur. Et davantage comme intrigant que comme « dernière figure historique du mouvement anarchiste ».

Références
Alain Besson, Jean-Marc Ayrault : une ambition nantaise, Coiffard, 2004.
Karim Landais, Passions militantes et rigueur historienne (Tome 1), 2006.
Agone (Revue), Le syndicalisme et ses armes, Agone/CHT, 2005.
Joël Bonnemaison, Alexandre Hébert, cinquante ans de lutte syndicale, Ed. du Rocher, 1996.
Témoignages et archives conservées au Centre d'histoire du travail (Nantes).