Après un long et judicieux premier chapitre sur l'histoire de la Hongrie du moyen-âge à la sortie de la Première Guerre mondiale, Marika Kovacs, épaulée de l'historienne Liliane Fraysse, retrace ce formidable soulèvement populaire qui a fait vaciller, un temps, le bloc soviétique, trois ans après la mort de Staline, et quelques mois après le XXè congrès du PCUS marqué par le rapport Khrouchtchev et sa dénonciation du stalinisme. Au sein du Parti communiste hongrois, les bouches s'ouvrent, tout comme chez les étudiants et les ouvriers : on condamne la politique économique du régime et son autoritarisme, on défend l'idée d'une voie hongroise au socialisme, on exige un changement de direction à la tête du pays, on conspue Matias Rakosi, le stalinien, et on acclame Imre Nagy le réformateur, qui, en 1954-1955, avait fait souffler un vent nouveau sur le pays avant d'être exclu du parti pour sa politique « droitière ».

En ce mois d'octobre 1956, les manifestations prennent un tour insurrectionnel quand la police politique tire sur la foule. Des barricades sont érigées dans Budapest, et les troupes soviétiques interviennent une première fois. Le comité central remet le sort du pays entre les mains d'Imre Nagy alors que fleurissent sur tout le territoire des conseils ouvriers, largement autonomes, qui réclament l'instauration d'un régime socialiste démocratique ou, plus précisément, « l'édification d'une Hongrie libre, souveraine, indépendante, démocratique et socialiste ». Imre Nagy est coincé, ses jours sont comptés : le peuple veut qu'il transforme le pays profondément ; les Soviétiques veulent qu'il ramène l'ordre. Début novembre, une seconde intervention militaire soviétique expulse Nagy du pouvoir et installe à sa place Janos Kadar, réformateur lui aussi, figure très populaire, mais ralliée aux Soviétiques. La répression s'abat sur tout le pays, car les conseils ouvriers résistent et la population se bat dans les rues. Au bout de dix jours de combats acharnés, on relève près de trois mille morts ; et plus de 200000 Hongrois, dont Marika Kovacs, sont contraints à l'exil. L'espoir d'un socialisme démocratique a vécu. L'automne prend la couleur du sang.

Ce récit de la crise hongroise de 1956, concis et éclairant, se lit avec plaisir et intérêt. Je lui ferai cependant trois reproches.

Le premier reproche prendra la forme d'un regret. Si Marika Kovacs nous parle de sa jeunesse dans la Hongrie rurale, de ses études, de son militantisme au sein du parti communiste, de son exil en France, elle évoque trop peu souvent son rôle, qu'elle qualifie de mineur, dans le mouvement révolutionnaire hongrois. J'aurais aimé qu'elle délaisse la relation des faits pour nous faire pénétrer plus profondément dans « sa » révolution hongroise ; comment en somme une jeune communiste élevée au biberon stalinien peut-elle aussi rapidement se jeter dans un mouvement remettant en cause tout ce à quoi elle croyait, comme le parti unique, son rôle dirigeant et son infaillibilité ? Comment fonctionnait au quotidien un conseil ouvrier ou le conseil révolutionnaire dans lequel elle militait ?

Le second reproche a l'allure d'une vieille querelle idéologique. Marika Kovacs est devenue trotskyste en exil en découvrant La révolution trahie de Trotsky. Et c'est cette lecture qui l'a convaincue que « la trahison du communisme au nom du communisme pouvait être caractérisée politiquement et portait un nom : le stalinisme ». Fort bien. Mais à quel Trotsky entend-elle se référer ? Au Trotsky vaincu des années 1930 analysant la nature du régime soviétique, ou à celui qui, au nom de la construction du socialisme, aux côtés de Lénine, liquidait les soviets, se gaussait des libertés de la presse et d'agitation, prônait la militarisation des usines, la soumission des ouvriers aux spécialistes et aux bureaucrates, et organisait la répression sanglante de l'insurrection de Cronstadt ? Le lien que j'établis avec Cronstadt n'est pas anodin, car les Hongrois de 1956 comme les révoltés russes de 1921 ont avancé des revendications similaires : défense du pouvoir ouvrier, rejet du bureaucratisme, élections libres et pluralistes, liberté de parole et de presse, contrôle ouvrier dans les usines, politique plus souple à l'égard des masses paysannes ; et ils furent tous deux catalogués de mouvements réactionnaires, contre-révolutionnaires.
En 1921, c'est Trotsky qui donna le coup de grâce ; en 1956, ce fut Khrouchtchev.

Malgré les oscillations de sa pensée, Trotsky n'a jamais eu beaucoup d'égard pour la forme « conseils ». Pour les bolcheviks, les soviets ne devaient avoir qu'un rôle précis : permettre par leur agitation la prise de pouvoir du parti incarnant les intérêts véritables du prolétariat. Concrètement : l'avant-garde et son marxisme-léninisme au pouvoir, les ouvriers et leur mentalité trade-unioniste à l'usine ! La « trahison du communisme au nom du communisme » n'a pas démarré à la prise de pouvoir de Staline ; elle est inhérente au projet léniniste de soumission du prolétariat, organisé ou non, à l'élite dirigeant le parti. Trotsky avait fustigé en son temps les conceptions organisationnelles de Lénine (cf. Nos tâches politiques et Rapport de la délégation sibérienne). Nous étions au début du 20e siècle. Après 1917, le révolutionnaire, fugitivement menchevik, devenu bolchevik et homme d'Etat, se montra tout aussi impitoyable avec les révolutionnaires qui refusaient de se soumettre que Lénine.

Le dernier reproche est dans la continuité du second. Marika Kovacs considère que le mouvement hongrois a échoué car il lui manquait « une véritable direction révolutionnaire, un parti ouvrier (...) une force capable de centraliser tous les conseils ouvriers en un organe national unique qui les représente. » Je ne discuterais pas de cette analyse de façon idéologique. Je crois seulement que le mouvement a échoué parce que les conditions lui étaient profondément défavorables. Les Hongrois ne pouvaient compter que sur eux-mêmes : les chancelleries de l'Ouest avaient leur regard porté sur le Canal de Suez, les Américains n'entendaient pas fragiliser le bloc soviétique, Tito était revenu en odeur de sainteté ; quant aux classes ouvrières occidentales, dominées par le stalinisme, elles voyaient en eux des agents de l'impérialisme et des fascistes. Une « véritable direction révolutionnaire » n'aurait rien changé au fait que l'URSS n'aurait pas permis qu'après la Yougoslavie titiste et la déstalinisation opérée en Pologne par Gomulka, une autre démocratie populaire s'émancipe de sa tutelle. Sans oublier enfin, que la « véritable direction révolutionnaire » aurait eu à arbitrer rapidement entre les tendances, pas toutes socialistes ou socialisantes, que l'on retrouvait actives dans une lutte marquée par un fort nationalisme. Les Hongrois étaient condamnés à échouer. Mais cet échec ne doit pas faire oublier, comme l'écrit Marika Kovacs que « l'expérience de la révolution des conseils s'inscrit comme un moment essentiel dans le combat de l'humanité pour son émancipation. »


Pour un récit plus détaillé des événements, je vous conseille la lecture du libre de Victor Sebestyen, Budapest 56 – Les douze jours qui ébranlèrent l'empire soviétique, Calmann-Lévy, 2005. Sur les conseils ouvriers, il doit toujours être possible de trouver le travail de Andy Anderson, Hongrie 1956 – Les conseils ouvriers, Spartacus, 1986. Sur le bloc de l'Est, la référence demeure le travail de François Fejtö, Histoire des démocraties populaires (2 tomes), Seuil, 1952. Enfin, sur le communisme hongrois, il faut lire l'ouvrage de Miklos Molnar, De Bela Kun à Janos Kadar – 70 ans de communisme hongrois, Presses FNSP, 1987.

Cette note a été publiée dans le n°199 (avril 2010) de Courant alternatif