Et quoi de plus pratique pour séparer deux pays qu'un fleuve, une rivière ou une ligne de crête ? C'est ainsi que procéda l'Etat français, s'inspirant d'une carte topographique de 1862 ; c'est ainsi que le village de Cheba'a devînt libanais tandis que les fermes de ses paysans devinrent syriennes. Mais bon, entre paysans, devenus syriens et libanais, on peut s'entendre. Jusqu'en 1948, les premiers permirent donc aux seconds de continuer à exploiter les fermes de Cheba'a comme par le passé. La délimitation territoriale cessa d'être la ligne de crête mais une rivière séparant depuis des lustres les terres des uns et des autres. Le pouvoir syrien s'accommoda de la situation.

Mais voilà, il y eut le conflit israélo-arabe de 1948. L'armée syrienne trouva fort stratégique d'occuper militairement ces fermes de Cheba'a. Le militaire aime prendre de la hauteur, c'est comme ça. La Syrie avait le droit pour elle puisque ces fermes étaient sur son territoire par la grâce d'une carte du corps expéditionnaire français, même si aucun Syrien n'y vivait. Alors, pour corriger cela, la Syrie se dépêcha d'y installer quelques ressortissants.

Mais voilà, il y eut la guerre des Six-jours en 1967. Israël envahit et occupe le plateau du Golan, territoire syrien. Or le Mont Hermon est l'une des frontières « naturelles » du Golan. Vous l'aurez compris, Israël, en occupant le Golan, occupe également les fermes de Cheba'a, tellement bien situées stratégiquement. C'est comme ça, le militaire de tout poil et de toutes nationalités, aiment prendre de l'altitude. Assez rapidement, l'Etat d'Israël pousse à l'implantation de colonies de peuplement au pied du Mont Hermon, et en 1981, pour enfoncer le clou, la Knesset nationalise le Golan. Quand un enjeu stratégique est aussi une terre d'Israël, si l'on en croit la Bible, c'est trop tentant ! En moins de trois décennies, d'humbles paysans ont ainsi changé trois fois de nationalité.

En 2000, l'armée israélienne quitte le sud-Liban qu'elle occupait depuis 1978 mais garde la main sur les fermes de Cheba'a qui sont syriennes même si le Liban défend mordicus, et avec raison, qu'elles seraient toujours libanaises si ces fichus impérialistes français avaient fait appel à leur bon sens plutôt qu'à une foutue carte topographique ! Le Hezbollah, qui entend incarner « la Résistance libanaise » hurle encore plus fort qu'elle ne lâchera jamais les armes tant qu'une partie du territoire national restera entre les mains de l'agresseur sioniste ! Quant à son alliée, la Syrie, elle a changé son fusil d'épaule : elle déclare que les fermes de Sheba'a sont bien libanaises et, qu'à ce titre, en vertu de la résolution 425 de l'ONU sur le retrait du sud-Liban, les Israéliens n'ont rien à y faire, qu'ils doivent les restituer au Liban... et, dans la foulée, se retirer du Golan en vertu des résolutions 242 et 338 sur le retrait des territoires occupés depuis 1967.

Mais voilà, trois affluents du Jourdain ont leur source dans le Mont Hermon. Trois affluents qui contribuent à alimenter le Lac de Tibériade. Or comme l'écrivait en 1919 Chaïm Weizmann, sioniste de premier plan, et futur premier président de l'Etat d'Israël en 1948, à Lloyd George, Premier ministre : « Tout l'avenir économique de la Palestine dépend de son approvisionnement en eau pour l'irrigation et pour la production d'électricité. L'alimentation en eau doit provenir des pentes du Mont Hermon, des sources du Jourdain et du fleuve Litani. » Les sionistes d'avant la création de l'Etat juif avaient bien conscience que leur projet colonial dépendait en grande partie de leur capacité à contrôler les ressources hydrauliques de la région. Les sionistes d'aujourd'hui en ont toujours la certitude ; eux qui la fournissent au compte-goutte aux Palestiniens.

Le retour des fermes de Cheba'a sous autorité libanaise, et du Golan sous autorité syrienne dépendra donc de la capacité des Etats belligérants à trouver un accord sur le partage des ressources en eau de la région. C'est dire à quel point on risque de maudire encore quelque temps cette fichue carte topographique de 1862.


Cet article doit beaucoup à l'article de Matthieu Cimino "La "paix verte" au Proche-Orient est-elle cultivée dans les fermes de Cheba'a ?" (Confluences méditerranéennes, n°70). Lire également Jacques Fontaine, L'eau, enjeu du conflit israélo-palestinien, Cahiers de formation n°22, AFPS, 2008.