Cette semaine, je me propose de vous présenter deux revues dont la lecture m'a particulièrement intéressée.

Je vais commencer avec le n°41-42 de la revue Agone intitulée « Les intellectuels, la critique et le pouvoir ».

Le grand mérite de la revue Agone est d'offrir aux lectrices et lecteurs un ensemble de textes tantôt inédits, tantôt sortis de l'oubli. Des textes anciens, certes, mais qui, mis en résonance avec les textes contemporains, retrouvent toute leur pertinence. De plus, les animateurs de la revue ont bon goût. On retrouve bien évidemment George Orwell, pourfendeur des doctrinaires et des verbeux, dont les écrits politiques ont été réédités récemment par Agone et chroniqués dans Le Monde comme il va. Mais également un socialiste révolutionnaire polonais malheureusement fort méconnu, Jan Waclav Makhaiski, contempteur virulent de la social-démocratie d'avant 1914 et de l'intelligentsia socialiste, cette « armée aux mains blanches » qui entend faire le bonheur du peuple tout en le maintenant sous sa domination. Ils laissent la parole à Ante Ciliga, communiste yougoslave jeté dans les camps par les Staliniens, et dont l'autobiographie, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, est un témoignage très fort sur la répression dans l'URSS des années 1920 et 1930. Ils ont exhumé (le mot n'est pas trop fort) deux courts textes écrits par Bruno Rizzi, dont l'oeuvre majeure, La bureaucratisation du monde, sorti juste avant le second conflit mondial, était une analyse novatrice (pour un marxiste) de la structure sociale de l'URSS dite socialiste, tout autant qu'une étude sur l'émergence dans les pays développés d'une nouvelle couche sociale : la bureaucratie. Enfin, ils ont retrouvé le texte autobiographique d'un mathématicien jadis célèbre, Alexandre Grothendieck, qui explique son combat pour l'indépendance de la science ou, plutôt, son combat pour que la puissance publique ne la place sous son contrôle.

Aux côtés de ces textes, la revue proposent un certain nombre de contributions, notamment centrées sur des figures incontournables de la scène intellectuelle et médiatique nationale : François Furet, Régis Debray, Philippe Sollers, Pierre Rosanvallon... L'exercice est toujours délicat car il est aisé de verser dans le pamphlet, d'accumuler les méchancetés et de faire dans le jubilatoire, l'exercice de style, le « règlement de comptes », en en oubliant l'analyse de fond. Comment ne pas se gausser en effet des trajectoires d'un Régis Debray ou d'un Philippe Sollers, semblable à « ces figurines à gros cul sur lesquelles on tape, qui basculent et reviennent au centre du jeu » médiatico-politique ? Les différents contributeurs ne sont pas tombés dans ce piège.
La plume est parfois assassine, cinglante mais l'argumentation qui la sous-tend est solide, étayée. Il faut lire l'article de Michael Scott Christofferson sur François Furet dont les travaux sur la Révolution française ont fait tant débat ; il faut lire celui de Christophe Gaubert sur Pierre Rosanvallon qui fut longtemps le penseur de la CFDT ; il faut lire enfin celui de Camille Trabendi, notamment lorsqu'elle parle de Thierry Fabre, « agitateur culturel » de la région marseillaise dont les fulgurances de la pensée ne sont pas sans rappeler celles que nous inflige parfois Jean Blaise, « notre » agitateur culturel institutionnel.

Avec ce numéro, il est évident que la revue Agone ne va pas se faire des amis chez les intellectuels organiques. Cela tombe bien, elle n'en a cure. Et à celles et ceux qui ne verraient dans ces textes que diatribes vachardes et règlements de comptes, l'une des contributrices, Camille Trabendi, répond très clairement ceci : « (mon) texte tourne le dos au confort et aux bénéfices de la critique abstraite : il désigne nommément les responsables qui prospèrent à l'abri des règles de politesse en usage dans toute intervention publique. »

Indispensable, la revue confidentielle Ni patrie, ni frontières l'est tout autant. Il est le fruit de l'engagement d'un seul individu, Yves Coleman, qui, sans relâche nous donne à lire et à penser, dans l'espoir de susciter (ou ressusciter) le goût du débat et de la confrontation féconde au sein du petit monde révolutionnaire.

Son dernier numéro, fort de 500 pages, propose aux lecteurs un recueil de textes, français ou étrangers (ces derniers étant souvent inédits), émanant de militants ou de structures de tout le spectre révolutionnaire (marxiste, trotskyste, anarchiste). Des textes proposés parfois bruts, mais souvent présentés et commentés par l'animateur de la revue. Il est difficile de présenter Ni patrie, ni frontières. L'intérêt principal de cette revue est qu'elle compile des textes et documents parus de façon éparse, sous formats papier ou numérique. D'une certaine façon, elle fonctionne comme une sorte de base de données, inévitablement parcellaire, mais toujours précieuse.

Certaines thématiques se retrouvent dans chaque numéro : c'est le cas des luttes des sans-papiers, du conflit israélo-palestinien, de la question du sionisme, de l'antisémitisme et du racisme. A ces dossiers « rituels », s'y ajoutent des dossiers liées à la conjoncture. Dans ce numéro, vous trouverez ainsi un ensemble documentaire sur ce que Yves Coleman appelle le « gauchisme post-moderne », étiquette sous laquelle il range ce que les médias et la police (à moins que ce ne soit l'inverse ou la même chose !) appellent les « anarcho-autonomes » : cet ensemble comprend notamment des réflexions sur le livre « L'insurrection qui vient », des interventions de militants impliqués et réprimés dans l'affaire dite de Tarnac, mais aussi des réflexions sur les pratiques d'action directe et la violence révolutionnaire. Dans la continuité, il nous offre quelques textes sur l'insurrectionisme, dont la lecture est fort utile en ces temps agités où la radicalité semble se mesurer au nombre de vitrines brisées et de poubelles incendiées.