« L’opposition de Sa Majesté Nicolas Ier, je veux dire le PS, vient de se livrer à une opération de communication fort bien menée, en vue de ravaler sa façade décrépite et dangereusement lézardée. L’équipe dirigeante de Martine Aubry, en butte aux difficultés incessantes créées par les irréductibles rivalités internes des courants et de leurs leaders, sur fond de discrédit grandissant à l’extérieur, a eu l’idée de se faire relégitimer en mobilisant les militants sur quelques thèmes porteurs de son choix. Elle a donc soumis au vote des adhérents un formulaire comportant onze questions, dont les deux plus importantes concernaient, l’une, l’organisation de primaires ouvertes à la gauche non socialiste pour désigner le prochain candidat du parti à la présidentielle ; l’autre, la fin du cumul des mandats pour les élus socialistes.
Sur la presque moitié des adhérents du PS qui se sont déplacés pour voter, une nette majorité a approuvé les propositions de la direction présentées sous forme de questions auxquelles il fallait répondre par oui ou par non. L’équipe dirigeante a immédiatement embouché les trompettes de la victoire complaisamment tendues par les grands médias qui se sont empressés de faire écho au chœur de l’autocélébration partisane, et nous n’avons sans doute pas fini d’entendre le PS se gargariser de son « ouverture démocratique », de sa « capacité de rénovation », de son « audace exemplaire », et autres vertus sans pareilles.
C’est à peine si François Hollande a perfidement essayé de tempérer l’enthousiasme débordant, en soulignant qu’il ne s’agissait pour l’instant que de positions « de principe », peuh !… ; la nouvelle n’en a pas moins retenti jusqu’au fond des chaumières : « Noël et Hosanna, Pâques et Alléluia, le PS est ressuscité, il s’est relevé d’entre les morts pour marcher parmi nous, grand est le PS et Martine est son prophète ! »
Toutefois, avant d’applaudir au miracle annoncé, j’aimerais faire part aux dirigeants socialistes de mon regret, partagé par beaucoup d’autres, de ne pas avoir trouvé dans le questionnaire soumis au vote des militants, une douzième question, formulée à peu près ainsi :
« Etes-vous d’accord pour que notre parti cesse de prendre les Français pour des conscrits de la dernière averse et de pratiquer la phrase de gauche dans l’opposition pour faire la politique de la droite une fois au pouvoir ? Etes-vous d’accord pour rompre radicalement avec le social-libéralisme des bourgeoisies européennes et pour renouer en actes avec la doctrine révolutionnaire anticapitaliste de Jaurès, au lieu de nous borner à des génuflexions rituelles devant sa statue comme des dévotes devant une relique ? Etes-vous d’avis qu’il faut élire à notre tête des travailleurs sortis du rang plutôt que des petits-bourgeois friqués et opportunistes sortis de l’ENA ? Etes-vous d’accord pour faire l’Europe des travailleurs plutôt que celle des spéculateurs ? Voulez-vous vraiment mettre un terme à la religion du Capital qui a fait de nous des sectateurs du CAC 40 et des fétichistes du Marché ? Voulez-vous vraiment casser les reins au capitalisme en nationalisant les banques et les grandes industries ? Bref, voulez-vous mériter à nouveau le nom de socialistes plutôt que celui de supplétifs et de régisseurs des affaires bourgeoises, quand ce n’est pas d’apostats et de traîtres à la cause du peuple ? Répondez par oui ou par non. »

Avouez, chers Martine Aubry, Arnaud Montebourg, Benoît Hamon et tutti quanti, que si votre formulaire avait comporté cette douzième question, on y verrait plus clair dans vos intentions réelles et vous auriez même pu faire l’économie des onze autres. Mais en l’absence de ce genre de question, on peut craindre que votre opération ne serve pas même à énoncer des « principes » comme le dit votre camarade Hollande, mais vise seulement à redorer un « socialisme » de pacotille, sans principe et sans conséquence. »

A la lecture de ce texte cinglant et bien tourné, j'ai d'abord beaucoup ri. Mais ensuite, je me suis interrogé. Mon interrogation ne portait pas sur ce qu'Alain Accardo appelle la « doctrine révolutionnaire anticapitaliste de Jaurès » (j'avoue humblement ne pas connaître grand chose de la pensée de Jaurès, mais spontanément, et peut-être à tort, je ne cataloguerais pas sa pensée ainsi)(1), mais sur le lien pouvant encore exister entre le socialisme tel que proposé dans la « question 12 » et l'adhérent socialiste.

J'ai la faiblesse de croire que, majoritairement, les adhérents socialistes n'auraient pas voté « oui » à cette question. J'ai la faiblesse de croire que majoritairement, les adhérents socialistes sont d'accord pour défendre un « socialisme de pacotille, sans principe et sans conséquence ». Parce que je ne crois pas qu'il y ait un réel divorce entre les adhérents et la direction du PS, comme il y a un profond divorce entre le « peuple de gauche » et la direction du PS. Grogner parce que les éléphants s'égratignent en public et donne une mauvaise image du parti n'induit pas que l'on souhaite une autre politique, plus « socialiste ». Cela veut dire que l'adhérent a conscience que seul un parti en « ordre de bataille », rassemblé derrière une figure charismatique, est en mesure de conquérir le pouvoir.

Le PS n'est plus ce qu'il était jadis : un parti doté d'un ancrage populaire non négligeable(2). Cela, Alain Accardo le sait, puisqu'il a critiqué de fort belle manière ces classes moyennes qui ont troqué les espoirs d'émancipation collective pour les joies de l'hédonisme avec code-barres (or, une partie de ces classes moyennes vote, voire milite dans la gauche socialiste)(3). Le poids des élus de tout niveau, et des militants qui travaillent pour eux s'est considérablement accru au sein de l'organisation, ce qui fait que les adhérents « simples » pèsent de moins en moins dans le débat interne. Le PS a fait son Bad Godesberg en adoptant sa nouvelle déclaration de principe en juin 2008, sans que cela ne provoque ni implosion ni départ un tant soit peu conséquent de militants ; et l'on peut dire la même chose à propos du congrès de Reims. Les motions les plus à gauche ont été battues, laminées par celle défendue par Royal, Delanoë, Aubry et consorts.

J'ai le sentiment qu'Alain Accardo ne veut pas se résoudre à voir disparaître le socialisme auquel il tient au profit d'un social-libéralisme blairisé. J'ai le sentiment qu'il ne peut se résoudre à abandonner à son triste sort le Parti socialiste. Il rêve d'un sursaut de l'adhérent de base, bousculant l'establishment, s'emparant de la machine pour lui redonner un souffle, une âme de gauche et empêcher sa dérive. En osant un parallèle historique, cela m'a rappelé la controverse ancienne et célèbre ayant opposé Bernstein et Kautsky, deux figures du socialisme allemand. Nous étions à la fin du 19e siècle(4). Face à Kautsky, le marxiste orthodoxe, Bernstein avançait que les sociaux-démocrates devait avoir « le courage de paraître ce qu'ils sont en réalité, de s'émanciper d'une phraséologie dépassée dans les faits et d'accepter d'être un parti des réformes socialistes et démocratiques ». Bernstein avait raison : la radicalité des propos cache bien souvent le modérantisme de la pratique. Un siècle a passé, et le réformisme d'un Bernstein peinerait à trouver sa place dans le PS d'aujourd'hui.

Rendons-nous à l'évidence : le Parti socialiste est vivant, mais son socialisme est mort. Il a passé l'arme... à droite.


(1) Collectif, Jaurès et la classe ouvrière, Ed. Ouvrières, 1981.

(2) Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, La société des socialistes – Le PS aujourd'hui, Ed. du Croquant, 2006.

(3) Alain Accardo, Le Petit bourgeois gentilhomme – Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, Agone, 2009.

(4) Emmanuel Jousse, Réviser le marxisme ? - D'Edouard Bernstein à Albert Thomas (1896-1914), L'Harmattan, 2007.