Dans une première partie, il revient sur la structure économique de cette Chine nouvelle marquée par « une grande variété de formes de la propriété des moyens de production ». Commençons par le secteur public : à côté des sociétés d’Etat qui sont parmi les plus importantes sociétés du pays, on y trouve des sociétés collectives qui « ne relèvent pas de l’Etat central, mais d’autorités locales », des sociétés mixtes, c’est-à-dire publiques mais dont les anciens propriétaires continuent à toucher des dividendes, et des entreprises rurales non agricoles, tenues par les oligarchies locales du PCC, dont la fonction est d’offrir un débouché salarial aux paysans sans emploi. Du côté du privé, il y a un réseau important de petite PME, des entreprises individuelles officielles qui ont un statut légal depuis 1981 et relèvent, selon l’auteur de « l’économie de survie », mais surtout des entreprises sino-étrangères qui sont au 2/3 des filiales contrôlées à 100% par les investisseurs étrangers.
Le problème crucial auquel sont confrontées les entreprises privées chinoises est l’accès au crédit : car sans crédit, pas d’investissement possible !(1) Mais à y regarder de près, on peine à démêler ce qui est public et privé : des sociétés privées sont en fait sous la protection du secteur public, tandis que des sociétés publiques sont de facto gérées par leurs dirigeants et non par l’Etat… sans oublier les grandes sociétés du secteur d’Etat qui sont aux mains de « dynasties familiales au sommet desquelles se trouvent les plus hauts dignitaires du Parti ». La nomenklatura fait son beurre, se dispute des secteurs industriels et se forge une clientèle dans le cadre des règlements de comptes politique à venir. Comme le souligne Bruno Astarian, « le droit des affaires chinois est, comme le droit du travail, rédigé avec une grande précision et appliqué dans le plus grand flou ». Mais c’est un flou bien utile puisqu’il permet à la fraction dominante du moment du PCC de rappeler à l’ordre, le cas échéant, ceux qui prendraient trop de liberté ou mettraient en péril le régime par leurs agissements(2).

Ensuite, l’auteur définit ce qu’est le hukou, ce « permis de résidence attaché à un lieu précis » dont est doté tout Chinois. Un permis de résidence très important car sa détention donne accès à des droits fondamentaux : droit au logement, à l’emploi, à la scolarité gratuite, à la santé ; mais aussi, pour les ruraux, droit à l’allocation d’une terre agricole. Le perdre équivaut à voir disparaître tous les filets sociaux de protection auxquels on était rattaché ; et on le perd dès que l’on déménage sans en avertir les autorités. Or, comme le but des autorités chinoises est d’empêcher l’exode rural, on comprend mieux pourquoi nombre de paysans chinois quittent sans crier gare cette misère rurale qui ne leur offre aucune perspective pour gagner l’eldorado industriel des grandes villes et de ce fait constituer un sous-prolétariat de « sans-papier de l'intérieur », taillable et corvéable à merci, dont « l'exploitation est l'assise même de ce qu'on appelle l'atelier du monde ».

Les paysans chinois n'ont pas d'avenir et le développement si attendu de l'agriculture chinoise se fera sans la grande majorité d'entre eux. Pour l'heure, ils survivent sur des terres arables trop petites pour assurer leur bien-être et subissent les politiques des élites locales qui les accablent d'impôts ou les exproprient pour offrir leurs terrains aux promoteurs. Ils subissent mais parfois leur colère éclate et se transforme en jacqueries. Hu Jintao a bien compris que le pouvoir devait absolument regagner la confiance des masses paysannes, ces laissés-pour-compte du développement. La clique au pouvoir a donc fait le ménage et châtié les corrompus... du moins, ceux de la fraction adverse.

Du côté des ouvriers, il faut distinguer la « vieille classe ouvrière », enfant chéri du régime, et la « nouvelle classe ouvrière » formée par ces migrants ruraux. De cette dernière, on en connaît la situation sociale : salaires misérables, temps de travail interminable, conditions de logement précaires, exploitation féroce... Son seul espoir : obtenir un hukou et les droits afférents.

La « vieille classe ouvrière » voit quant à elle sa situation sociale se dégrader année après année. Elle a vu disparaître la « danwei » qui lui fournissait « un emploi à vie, un logement, la couverture sociale, l'éducation des enfants, et souvent leur emploi après leur scolarité ». Beaucoup d'entreprises publiques ont été fermées, privatisées depuis quinze ans, et cela a inévitablement affecté la situation sociale des salariés qui vivent une « régression sociale » sans précédent. Le meurtre en juillet dernier d'un industriel chinois par des ouvriers de l'entreprise Tonggang en passe d'être privatisée atteste que la « modernisation » de l'économie chinoise est vécue par les travailleurs comme la mise à mort d'un âge d'or et une promesse de dénuement.

Qu'elle soit « vieille » ou « nouvelle », la classe ouvrière chinoise n'est pas pour autant accablée. Malgré la répression et l'encadrement politique ou syndical, des travailleurs s'exposent et luttent. Bruno Astarian cite un certain nombre de conflits révélateurs de cet état de tension : luttes contre la faiblesse des primes de licenciement ou des pensions de retraite, lutte contre les salaires impayés ou la suppression des indispensables heures supplémentaires... Beaucoup de ces conflits éclatent de façon spontanée et sont marqués par des actes violents. Parfois les grévistes réclament le droit de fonder un syndicat, mettent sur pied un comité de grève, font des pétitions et demandent réparation devant une justice que l'on sait de classe. Le pouvoir s'efforce de circonscrire ces mouvements sur les lieux d'exploitation, d'empêcher leur possible jonction.
Le journal Caijing, suite à l'affaire de Tonggang, a pointé du doigt un problème fort épineux pour Hu Jintao en écrivant : « il faut aussi déterminer comment les organismes qui représentent les intérêts des ouvriers au sein des entreprises d'Etat (syndicats et associations représentatives du personnel) peuvent se dégager de l'emprise de la direction pour devenir des organisations autonomes, qui soient véritablement les porte-paroles des revendications ouvrières. Car là est le danger pour le pouvoir : que le syndicat unique ne soit plus en capacité de contrôler le prolétariat et de canaliser son mécontentement."

En guise de longue conclusion, l'auteur nous livre son sentiment sur la place de la Chine dans la division internationale du travail et sur les perspectives révolutionnaires que cela ouvre. Il ne souscrit pas à la thèse qui fait de la Chine une puissance économique capable de rivaliser avec l'Europe ou le Japon : la Chine produit du bas-de-gamme en s'appuyant sur un prolétariat jeune, peu formée et surexploitée ; sa capacité à faire émerger des géants nationaux capables de concurrencer les mutinationales du monde dit libre est faible, car ces dernières veillent soigneusement à minimiser les transferts de technologie ; son marché intérieur est énorme, certes, mais comme l'est sa misère ouvrière et paysanne : et si l'Occident a connu son compromis fordiste, c'est-à-dire hausse de la productivité contre hausse des salaires et accession à la consommation de masse, il n'est pas évident que la Chine puisse faire de même aujourd'hui, puisqu'elle fait reposer sa compétitivité et son attractivité sur la surexploitation de ses prolétaires.

Bruno Astarian ne croit pas plus, comme certains le pensent, que les travailleurs chinois, parce qu'ils vivent au quotidien la surexploitation, lèveront les premiers l'étendard du « vrai communisme ». Il pense au contraire que cela se passera « dans une zone où les méthodes de la subordination sont les plus perfectionnées, où l'esclavage ressemble le plus à la liberté », et parie sur les Etats-Unis. Pari audacieux qui m'a laissé sans voix, fort circonspect, mais nanti au moins d'une certitude : s'il a raison, ce moment-là, le quadragénaire sémillant que je suis ne le vivra pas.(3)


(1) Je vous conseille en passant la lecture de Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, 363 p. Elle analyse la place du contrôle politique du crédit dans l’arsenal répressif de l’Etat autoritaire tunisien.
(2) Agnès Andrésy, Who's Hu ? - Le président Hu Jintao, sa politique et ses réseaux, L'Harmattan, 2008.
(3) Vieux militant de ce que certains, par commodité, appellent « l'ultra-gauche », impliqué dans le bulletin Echanges et mouvements (mine de renseignements sur la lutte des classes à l'échelle mondiale), Bruno Astarian a produit un nombre important de textes théoriques que l'on peut retrouver sur le Net. J'avoue très humblement n'y avoir rien compris...