Pour « attacher » le prolétaire au travail industriel, Etat et bourgeoisie développèrent nombre de stratégies. Il y avait la répression et le contrôle social évidemment, notamment les lois réprimant sévèrement le vagabondage ou imposant au prolétaire le livret ouvrier. Avant que n’émerge réellement une politique sociale d’Etat, les communes expulsaient également vers leur lieu de naissance les surnuméraires qui mendiaient entre ses murs, considérant que la charité publique ne devait concerner que les pauvres du cru. Il y avait aussi, du côté du patronat imprégné de catholicisme social, la volonté « d’offrir » un logement dans des cités patronales, des infrastructures sanitaires et sociales. Offrir n’est vraiment pas le bon mot : quand le logement est dépendant du travail, quand, en d’autres termes, perdre son emploi signifie que l’on perd le toit sous lequel vit sa famille, cela ne pousse guère le prolétaire à revendiquer de meilleures conditions de vie et de travail.

En juillet dernier, de violentes émeutes ont éclaté en Chine dans la province du Xinjiang. Des Ouïgours, de confession musulmane, ont affronté des Hans, le groupe chinois majoritaire. Les relations entre les Ouïgours et l’Etat chinois sont extrêmement mauvaises. Pour ce dernier, les Ouïgours sont économiquement et culturellement des arriérés, incapables d’assimiler la pensée féconde du président Mao Zedong ; des arriérés qui vivent sur de grands espaces libres qu’il conviendrait de coloniser et de développer ; des arriérés qui ont également des accointances avec les fondamentalistes musulmans d'Asie centrale. Les Ouïgours dénoncent évidemment les discriminations dont ils sont victimes et le mépris des autorités pour leur religion, et bien sûr la politique coloniale agressive qui a fait passer la proportion de Hans au Xinjiang de 6% à 40% en l'espace d'une demi-siècle.

Soucieux de « gérer » au mieux la question ouïgoure, l’Etat chinois a développé différentes stratégies, notamment celle du déplacement des paysans ouïgours vers les grands centres industriels de la côte pacifique. On leur promet de bien meilleurs salaires que ceux qu’ils peuvent espérer en restant chez eux comme salariés agricoles saisonniers ; on leur promet une formation technique etc… En fait, il s’avère que cette offre de « migration volontaire » l’est bien peu. Les potentats locaux obligent bien souvent les familles, sous peine d’amende, à envoyer l’un des leurs travailler à l’usine.

Ce programme de déplacement de main d’œuvre, lancé en 2004, a mené à l’exil temporaire des centaines de milliers de jeunes Ouïgours. Le but de la manœuvre n’est pas de permettre à cette population d’améliorer ses conditions de vie ou de faciliter le rapprochement avec les Hans ; elle ne vise pas non plus à répondre aux besoins de main d’œuvre non couverts des entreprises de l’habillement, de la chaussure ou du jouet.

Cette politique d’Etat vise à contenir le séparatisme ouïgour qui se nourrit de la misère sociale autant que de la crise identitaire. Elle vise aussi à formater une population en la coupant de son environnement immédiat, de ses racines paysannes, de ses réseaux de solidarité.

Aux Etats-Unis, où la mobilité n’a pas besoin d’être planifiée par la puissance étatique, l’heure est à la criminalisation renforcée des pauvres. Jetés à la rue par la crise des subprimes, frappés par la crise économique et les vagues successives de licenciements, les 50 millions de pauvres subissent de plein fouet la politique de tolérance zéro et croulent sous les amendes diverses et variées, fruit de l’inflation pénale de nos sociétés modernes.

Comme l’écrit la journaliste Barbara Ehrenreich du New-York Times : Quel est « le principe de cette politique ? Réduire le financement des services pouvant aider les pauvres et renforcer parallèlement les mesures punitives : assécher les budgets des écoles et des transports publics, puis rendre l’absentéisme illégal ; fermer des logements sociaux, puis déclarer qu’être sans-abri est un crime ; harceler les vendeurs à la sauvette quand les emplois se font rares. Parmi les conséquences de ce phénomène, le taux d’incarcération vertigineux, le plus élevé du monde. Aujourd’hui, il y a autant d’Américains, à savoir 2.3 millions, qui vivent en prison que dans des logements sociaux. »

Aujourd'hui comme hier, l'ennemi demeure le pauvre : l'éternellement pauvre de la Chine rurale, le prolétaire déraciné soumis aux aléas de la conjoncture, le travailleur précarisé victime de la crise. Un pauvre qu'il faut contrôler, corseter, encadrer, museler, réprimer. Un pauvre qui doit apprendre à rester à sa place, quand bien même cette place n'en est plus une. Un pauvre qu'il faut rendre dépendant, humble, soumis. Ce qui fit dire à Lamennais en 1837, comparant la situation du pauvre à celle de l'esclave, « mieux eut valu pour lui un complet esclavage ; car le maître au moins nourrit, loge, vêt son esclave, le soigne dans ses maladies, à cause de l'intérêt qu'il a à le conserver ; mais celui qui n'appartient à personne, on s'en sert pendant qu'il y a quelque profit à en tirer, puis on le laisse là. A quoi est-il bon lorsque l'âge et le labeur ont usé ses forces ? A mourir de faim et de froid au coin de la rue. »