Le dernier numéro d'Alternatives Sud s'intitule « La Bolivie d'Evo – Démocratique, indianiste et socialiste ? ». En 2005, un séisme politique s'est produit du côté de La Paz : Evo Morales, militant paysan, syndicaliste, cocalero, Indien de surcroît, est élu président de la République. Pour la première fois de son histoire, le pouvoir échappe des mains de l'élite blanche raciste. Cette victoire est l'aboutissement d'un long « cycle de mobilisations sociales entamé au milieu des années 1990 », marqué notamment par ce qu'on a appelé la « guerre de l'eau » au cours de laquelle la population de Cochabomba a vaincu une multinationale du traitement de l'eau, Agua del Tunari, soutenue par un gouvernement acquis aux diktats de la Banque mondiale(1).

Cette victoire a dynamisé le Mouvement vers le socialisme (MAS), coalition de mouvements sociaux et politiques dominée par la figure d'Evo Morales, et délégitimé un peu plus la vieille classe politique bolivienne accusée à la fois, et avec raison, d'être raciste, soumise au néolibéralisme et de brader les richesses nationales, notamment le gaz. En d'autres termes, le MAS, une fois parvenu au pouvoir, entend « réaffirmer la souveraineté de l'Etat sur le territoire national, (et) « décoloniser » cet Etat pour qu'il reflète plus fidèlement la réalité pluriethnique de la population bolivienne » (François Polet). Il n'est dès lors pas étonnant que les politiciens boliviens fassent tout leur possible pour enrayer la dynamique à l'oeuvre depuis 2005, même s'il est bon de relativiser le poids des questions idéologiques dans l'analyse des gesticulations du vieil etablishment politique bolivien (Hervé Do Alto et Franck Poupeau, Ressorts de l'opposition régionale bolivienne). Le dernier épisode de cet affrontement fut la fronde d'une fraction de l'opposition à l'occasion du récent referendum portant sur la réforme de la constitution. Situation que le vice-président Alvaro Garcia Linera définit en termes gramsciens comme le conflit entre le « bloc de pouvoir déchu, dépourvu de projet politique global, (...) replié sur le contrôle de plusieurs gouvernements régionaux » et les « les classes sociales mobilisées à l’échelle régionale ces huit dernières années (qui) constituent aujourd’hui le nouveau bloc de pouvoir dirigeant à l’échelle nationale ».

Il n'est guère facile de définir précisément ce qu'est le MAS. C'est ce qui ressort de la lecture de la dizaine de contributions proposées par la revue. Le MAS est assurément nationaliste, même si son nationalisme se doit de composer avec les revendications autonomistes émanant des communautés indigènes (Marxa Nadia Chavez Leon, « Autonomies indigènes » et « Etat plurinational »). Socialiste ? Social-démocrate, plutôt, c'est-à-dire, étatiste, redistributif mais non anti-capitaliste. La revue se clôt sur un entretien et une contribution de Alvaro Garcia Linera, vice-président de la Bolivie mais aussi sociologue réputé(2). Ces deux textes, souvent ardus et conceptuels, sont très marqués par l'héritage d'un Antonio Gramsci et d'un Nicos Poulantzas qui voyait dans l'Etat la « condensation matérielle d'un rapport de force entre classes et fractions de classe » et non un simple outil aux mains de la classe dominante(3). Garcia Linera y défend avec conviction et érudition la stratégie du MAS au pouvoir. Révolutionnaire pragmatique ou réformiste radical, il considère que le rôle d’un Etat de gauche, d'un Etat révolutionnaire » est d’« élargir la base ouvrière et l’autonomie du monde ouvrier, stimuler les formes d’économie communautaire partout où il existe des réseaux, des articulations et des projets de nature plus communautariste, sans pour autant vouloir les contrôler. » Il entend « rééquilibrer les formes économistes capitalistes et celles qui ne le sont pas, en renforçant ces dernières pour que dans la durée elles puissent générer un sens de la communauté plus fort qui permette ensuite de penser le post-capitalisme. »

Pour lui, le MAS est parvenu à redonner à l’Etat une capacité d’autodétermination économique grâce aux nationalisations ; et cette manne financière, l’Etat l’a redirigée vers les producteurs nationaux, notamment en stimulant l’économie communautaire qui, dit-il « n’a rien à voir avec la logique productiviste à forte rentabilité (…) qui est le propre de l’économie marchande capitaliste », parce que si les Indigènes, écrit-il « veulent bien entendu se moderniser », ils veulent le faire à leur manière, en n’oubliant pas que « la famille nucléaire reste l’ultime recours, celle qui fournit le pain et l’eau. »

Refusant de faire de l’Etat un démiurge, ayant pris acte du fait que la classe ouvrière, défaite dans les années 1980, ne pouvait être considéré dans la configuration bolivienne marquée par l'indianisme comme « le » sujet historique, il plaide pour un communisme « construit à partir des capacités d’auto-organisation de la société, de processus de génération et de distribution de la richesse de type communautaire, autogestionnaire. »

Il considère que le gouvernement a commencé à casser les mécanismes silencieux de domination, et que la victoire de Moralès a convaincu les Indigènes que les temps avaient changé, qu’ils n’étaient plus voués à être des dominés socialement, culturellement et politiquement. Casser ces mécanismes est indispensable pour que l’Etat puisse composer un appareil d’Etat orienté vers d’autres fins.

Reste que l’alliance de l’indigène-paysan avec la classe moyenne d’Etat et les petits entrepeneurs capitalistes nationaux ne peut être que fragile. De même, la victoire du MAS n’a pas mis fin au clientélisme ou à la corruption. Car, comme l’explique François Polet, « le sentiment de (co)propriété des secteurs sociaux à l’égard du MAS se double d’un sentiment de (co)propriété, de type prébendier, à l’égard de l’appareil d’Etat aujourd’hui dominé par le parti. » En clair et très schématiquement, il est tentant pour des militants, actifs depuis des années dans les mouvements sociaux, de réclamer pour bons et loyaux services, une place dans le nouvel appareil d'Etat : d'intégrer en somme la fonction publique. C’est bien là tout le drame de l’Etat dans sa « phase de transition », et l'objet de tant de polémiques entre révolutionnaires : comment consolider une nouvelle forme d'Etat, se reposant donc sur une nouvelle élite vivant pour et par elle, tout en pensant et travaillant à son dépérissement via le développement de pratiques autogestionnaires et des mécanismes de démocratie directe ?


(1) Lire sur cette lutte sociale le texte de Franck Poupeau, « La guerre de l'eau (Bolivie, 1999-2001) » in Agone n°26-27 (Revenir aux luttes, 2002)
(2) Alvaro Garcia Linera, Pour une politique de l'égalité – Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine, Les Prairies ordinaires, 2008, 122 p.
(3) Nicos Poulantzas, L'Etat, le pouvoir, le socialisme, PUF, 1978, 300 p.

Cette note de lecture a été publiée dans Courant alternatif n°195 (12/2009)