Il nous montre une monarchie italienne et une classe politique libérale et conservatrice en désarroi, effrayées par le bolchevisme, accrochées à leur pouvoir, qui voient dans le mouvement fasciste, une force brutale, vulgaire, certes, mais une force dont elles peuvent se servir pour ramener l'ordre, c'est-à-dire liquider les syndicalistes et les « rouges », brûler les coopératives et les bourses du travail. Il nous parle de ces républicains intransigeants, devenus des « fascistes de la deuxième heure » qui « espéraient transformer le fascisme, par des manoeuvres subtiles, mais qui furent absorbés par lui comme deux oeufs crus ».

Il se sent désarmé face à ceux qui prônent la non-violence, « arme de la civilisation contre la barbarie », tandis qu'on assassine, matraque ou gave d'huile de ricin ceux qui refusent l'Ordre nouveau.

Il ne comprend pas plus la tactique des communistes qui « étaient tous d'accord pour considérer la violence fasciste comme un fait antihistorique ; il ne fallait donc pas lui opposer une autre violence, également antihistorique, mais attendre la formation d'un atmosphère favorable à une violence historique. »

Il note que le mouvement fasciste n'est qu'un ramassis de déclassés sociaux, de petits bourgeois et de nobles réactionnaires, qu'il n'est pas aussi fort et solide qu'il en a l'air parce que la masse du peuple, hormis dans les campagnes, lui reste fortement hostile. Mais la violence, la répression, tantôt générale, tantôt sélective, est là pour maintenir la chape de plomb.

La classe politique ? Veule, sans nerf, elle courbe l'échine, siège à l'Assemblée et attend que Mussolini soit poussé à la démission. La fronde des députés au moment de l'assassinat en 1924 du député Giacomo Matteoti par les fascistes n'aura été qu'une fronde. Pour illustrer l'inconsistance des politiciens démocrates italiens, je ne peux que citer des mots ironiques de Emilio Lussu : « Voici que le bruit court que le « Duce », malgré les apparences d'une santé triomphante, est atteint d'un ulcère. On assure que la maladie est mortelle. On met son espoir dans les microbes. » Vain espoir. En 1925 et 1926, Mussolini consolide la dictature. Pour avoir tué en légitime défense un militant fasciste, Lussu est arrêté, interné, puis relégué sur l'Ile de Lipari, comme tant d'autres antifascistes.

C'est de cette île qu'en compagnie de Carlo Rosselli et Fausto Nitti, une nuit de juillet 1929, il s'échappera avant de gagner la France et de poursuivre la lutte.

Ce qu'il faut retenir de ce témoignage de premier plan d'Emilio Lussu, c'est que le fascisme ne repose pas uniquement sur la violence. Comme l'écrit en postface Paolo Romani, « le fascisme, au-delà de ses aspects répressifs, brutaux et aveuglément réactionnaires, a été l'autobiographie d'une nation qui avait renoncé à la lutte politique, s'était abandonnée au conformisme jusqu'à se vautrer dans la facilité, la crédulité et un enthousiasme primaire. »

Cette note a été publié dans le n° de janvier 2010 de la revue Gavroche