Le Monde comme il va

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mercredi, juin 14 2023

Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ?

Alain Caillé, Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions, Le Bord de l'eau, 2023.

Et si le couple démocratie dynamique/protection sociale n'avait été qu'une parenthèse dans l'histoire, par ailleurs très géographiquement centré ? C'est ce que craint le sociologue Alain Caillé dans un livre court et instructif intitulé Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions (Le Bord de l'eau)

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Et d'ailleurs, qu'entend-on par démocratie ? Une récente étude, signalée par Alain Caillé, concluait à l'existence de 87 états démocratiques sur un peu moins de 200 états reconnus par l'ONU. Mais le sont-ils vraiment, y compris si l'on s'appuie sur une définition peu exigeante de la démocratie : séparation des pouvoirs, compétition électorale régulière, ou pour le dire avec les mots du sociologue libéral Raymond Aron, « organisation de la concurrence pacifique en vue de l'exercice du pouvoir » ? Pour comprendre la droitisation du monde et l'émergence des démocraties illibérales, l'auteur nous invite donc à « faire un retour sur l'idée même de démocratie et sur les tensions qui la nourrissent, la travaillent et la menacent à la fois ».

L'idéal démocratique est porté depuis toujours par une forte aspiration à l'égalité, aspiration qui a permis la naissance de systèmes sociaux de protection ambitieux. Or cette aspiration à une égalité qui ne se réduirait pas à une égalité des droits est menacée aujourd'hui, nous dit Alain Caillé, par la parcellisation croissante du corps social : « On ne voit plus l'inégalité fondamentale objective entre classes dominantes et classes dominées, on ne perçoit et ne ressent plus que l'inégalité particulière de chacun avec chacun de ses semblables ou de ses proches. (...) L'inégalité se diffracte en de multiples micro-inégalités, l'injustice en de multiples injustices1. » Dans une société aussi fragmentée, « l'idéal de justice est désormais celui de l'égalité des chances », inséparable d'une valorisation du mérite individuel et de l'égoïsme, en adéquation avec le néolibéralisme triomphant du dernier demi-siècle. Alors que le totalitarisme ne veut voir qu'une tête (l'individu se niant dans la masse soumise au chef), le néolibéralisme valorise l'archipellisation des sociétés et ce faisant, la stigmatisation/ringardisation de celles et ceux qui porte un idéal démocratique élevé. Il est pour l'auteur un « totalitarisme à l'envers » ou un parcellitarisme.

Dans un monde aussi bouleversé par la dynamique du capitalisme, les individus cherchent désespérément à qui et à quoi se raccrocher pour « affronter à la fois la panique identitaire, la panique économique et la panique écologique ». Guerres, vagues migratoires, retour du religieux, remise en question de la protection sociale et peur du déclassement, crise climatique aigüe, xénophobie, nationalisme... tout cela favorise la « peste émotionnelle qui préside à l'avènement du fascisme ». Pour lutter contre ce « totalitarisme à l'envers », pour sortir donc de ce néolibéralisme mortifère, Alain Caillé promeut depuis une décennie le « convivialisme », une philosophie politique qui appelle à lutter contre la démesure, l'hubris, le sentiment de toute-puissance, "matrice de tous les dérèglements (...) dont la vertigineuse explosion des inégalités à l'échelle du monde est la traduction la plus immédiatement concrète et délétère".

1. A sa création en 2004, la Halde retenait 5 critères de discrimination (sexe, origine, opinion...). Elle en compte désormais 25.

lundi, juin 5 2023

Chronique d’un travailleur en maison de retraite

Nicolas Rouillé, T’as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d’un travailleur en maison de retraite, Lux, 2023.

Pendant un an et demi, Nicolas Rouillé a enfilé une blouse blanche et travaillé dans un EHPAD. Il en a tiré, pour le compte des éditions Lux, un livre au titre évocateur : T’as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d’un travailleur en maison de retraite.

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Ce livre court et qui se lit agréablement s’appuie sur une vingtaine de chroniques que Nicolas Rouillé avait alors écrites pour le journal CQFD. Lui qui avait « tout à apprendre » de cet univers singulier s’était mis à noter dans son journal de bord « l’indispensable pour (s’en) sortir, les consignes officielles » et les façons de « les adapter pour faire l’infaisable ». Puis, rapidement, il a consigné anecdotes et remarques, il est allé au-delà de l’énumération des tâches à effectuer pour faire toucher du doigt la vie dans un EHPAD. Se lancer dans la rédaction de ces chroniques l’a ainsi poussé à « prêter une attention plus grande aux personnes », résidents comme collègues.

Car il y a de la vie dans ce que certains appellent des mouroirs. Précisons, comme le fait l’auteur : « Pour beaucoup, les journées à l’EHPAD sont de grandes étendues de néant percées d’irruptions plus ou moins joviales ». Irruptions trop souvent fugaces qui provoquent des rires et des regards attendris en un lieu où la douleur et la mort prennent trop souvent leur quartier.
Comment ne pas sourire quand on demande aux aides-soignantes de mettre en place des « projets de vie individualisés » pour des personnes dépendantes, en grande souffrance qui ne demandent qu’une chose : mourir ou fuir ce lieu ? Comment redonner de l’autonomie aux résidents quand « l’institution achève de les rendre dépendants pour presque tout » ? Comment oublier que le personnel est épuisé, que le sous-effectif est la règle, le turn-over endémique, et qu’au moindre dysfonctionnement, c’est toute la chaîne qui s’enraye ? Comment faire tourner un EHPAD quand on dispose de si peu de temps à consacrer aux résidents, à leurs humeurs changeantes, à leurs angoisses ? Comment insuffler de la vie dans une structure où toute initiative est compliquée à mettre en place, y compris le simple fait de sortir du bâtiment ? Comment innover quand les budgets sont à ce point comprimés ?
Et puis, comment tenir avec ces horaires à rallonge et la dureté physique et psychologique du métier ? Pas facile d’affronter les corps abîmés par la vieillesse et la maladie, pas facile d’affronter la mort, pas facile de se protéger émotionnellement. Comme l’écrit l’auteur : « Je comprends mieux certains comportements de collègues qui me choquaient parfois : pour durer, il faut se blinder, dès qu’on dépose l’armure, c’est foutu ! »

Comment enfin ne pas avoir honte de ce que l’on fait à nos vieux ? Honte, oui, quand on sait que ce matin-là, pour une raison ou une autre, un résident n’a pas été traité avec le respect qui lui est dû.
Ce récit n’est pas un témoignage à charge contre des institutions âpres au gain et maltraitantes , de celles qui défrayèrent la chronique il y a peu. C’est le témoignage d’un jeune homme qui, pour vivre, a pris le pire des boulots et en est ressorti humainement transformé.

Mes lectures de mai 2023

Jean-François Draperi, Le fait associatif dans l'Occident médiéval. De l'émergence des communs à la suprématie des marchés, Le Bord de l'eau, 2021.
Rachid Laïreche (sous la direction de), Morts avant la retraite. Ces vies qu'on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l'ultra-gauche, Editions divergentes, 2023.
Alain Caillé, Extrême droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions, Le Bord de l'eau, 2023.
Nicolas Rouillé, T'as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d'u travailleur en maison de retraite, Lux, 2023.
Manuel Cervera-Marzal, Résister. Petite histoire des luttes contemporaines, 10/18, 2022.
Christian Mahieux, Désobéissances ferroviaires, Syllepse, 2021.
Norbert Elias et John Scotson, Logiques de l'exclusion. Enquête sociologique au coeur des problèmes d'une communauté, Fayard, 1997 (1965).
Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
Léon Poliakov, De l'antisionisme à l'antisémitisme, Calmann-Lévy, 1969.
François Hourmant, Les années Mao en France avant, pendant et après Mai 68, Odile Jacob, 2018.
Jean Favier, De l'or et des épices. Naissance de l'homme d'affaires au Moyen âge, Fayard, 1987.

lundi, mai 29 2023

Morts avant la retraite

Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.


Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques. Le sous-titre peut induire en erreur. Non, ce livre n’est pas le fruit d’une enquête journalistique sur le travail qui tue. Pas de chiffres, pas de statistiques, pas d’analyses1, pas d’expertises et de contre-expertises, mais douze récits ; récits de « vies écourtées » par un travail dangereux, des conditions de vie difficiles et des mauvais choix.

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Douze portraits et autant de plumes, réunies par Rachid Laïreche, journaliste à Libération.
Fils d’ouvrier, Rachid Laïreche sait que « le silence est roi pour les corps épuisés ». A la maison, on ne parle pas ou peu du labeur, des saloperies qu’on manipule, des cochonneries qu’on inhale, des 3x8 qui éreintent les organismes. Bien souvent, on fait avec, on prend sur soi, et on se tait, parce qu’il y a un salaire au bout et une famille à nourrir, qu’écouter son corps ne fait pas partie de sa culture… et puis, à la retraite, enfin, on en profitera et on laissera couler le temps, avec la satisfaction du devoir accompli.
Parler de celles et ceux qui meurent avant la retraite, c’est faire émerger des histoires de vie aussi singulières que banales. Histoires de prolétaires qui se lèvent tôt, qui triment et qui parfois se battent pour eux et les autres. Histoires de travailleurs partis trop tôt, qui nous rappellent que parvenir à l’âge de la retraite n’est pas donné à tout le monde. Ce livre n’est cependant pas un livre sur leur mort, mais sur la vie qu’ils menèrent, les rêves et espoirs qui les animèrent. Albert, Mohamed, Renée, Jean-Luc, Anne-Marie, Toumany ou encore Arnaud ressemblent à nos proches, à nos voisins, voire font écho à ce que nous vivons, c’est pourquoi leurs histoires nous parlent. Comment rester insensible à la pugnacité de Jean-Luc, le docker2, dénonçant les conditions de travail sur les quais ou à celle de Renée et de ses copines de Samsonite, traversant l’Atlantique pour dénoncer le big business ? Comment oublier Mohamed qui rêvait de finir ses jours au pays, ou Toumany le terrassier, qu’un infarctus a frappé la pelle à la main au fond d’une tranchée ? Comment ne pas être ému par Anne-Marie qui se voyaient sillonner le vaste monde au volant de son camping-car, par Mémène qui, à 92 ans, a déjà enterré ses quatre enfants ? Ou par Arnaud le Vosgien, le défenseur d’une agriculture respectueuse des individus et des écosystèmes, dont le fantôme hante l’arrière-pays niçois ? Des fantômes comme sources d’inspiration pour celles et ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il va.

« Il n’est pas certain que les vies exposées dans ce volume intéressent – humainement s’entend – le pouvoir politique », nous dit Arno Bertina, le postfacier, dont nombre d’écrits attestent son souci de porter la voix des invisibles et des laissés-pour-compte de la mondialisation heureuse. Il a raison. Quand une ministre est capable de voir de la magie dans l’ordre usinier, on ne peut pas s’attendre à grand-chose. Qu’est-ce que deux ans de plus à turbiner pour ces gens-là ? Rien. Nous, nous savons que deux ans, c’est beaucoup.

Notes
1. Je vous renvoie à deux livres récents, ceux d’Anne Marchand (Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022) et Véronique Daubas-Letourneux (Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2021).
2. Sur Jean-Luc Chagnolleau, l'hommage que je lui ai rendu.

mercredi, mai 24 2023

Sorel, le mythe de la révolte

Arthur Pouliquen, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, Editions du Cerf, 2023

Que n’a-t-on pas écrit sur Georges Sorel, penseur à la réputation sulfureuse puisqu’à l’instar de Pierre-Joseph Proudhon, qu’il admirait tant, son patronage est revendiqué aussi bien à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite ? Le politiste Arthur Pouliquen nous en propose le portrait dans son premier ouvrage, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, publié par les éditions du Cerf.
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De ce polytechnicien austère, on ne connaît bien souvent que ses Réflexions sur la violence, anthologie de textes publiée en 1907. On omet bien souvent qu’il fut également, non un dévot, mais un lecteur critique de Marx1, ainsi qu’une plume réputée dans les cercles intellectuels italiens.
Concubin d’une ouvrière presque illettrée qui va lui ouvrir les yeux sur la misère prolétaire, il abandonne une brillante carrière pour se consacrer à l’étude des faits sociaux et à la philosophie.
Sorel se fait alors le critique radical des républicains bourgeois, de leur mépris du peuple, de la corruption et du parlementarisme. Sorel, nous dit Arthur Pouliquen, voit dans le syndicalisme « une forteresse ouvrière impénétrable par sa nature même aux influences pernicieuses de la collusion de classe ». Pour lui, le prolétariat est une force qui doit se dresser contre tout ce qui entrave son autonomie et sa liberté, contre l’État, le capitalisme, la démocratie et le socialisme réformiste. C'est par l'affrontement, la confrontation, la tension permanente, mais aussi par son sens moral et la solidarité que l'Homme combat la domination et se réalise. Il y a du romantisme révolutionnaire chez Sorel et une conception exigeante de l’Homme.

Dans la France tourmentée du début du 20e siècle, Sorel écrit beaucoup et se désole : le monde est en pleine décadence, l’esprit petit-bourgeois, étriqué, envahit tout, y compris les organisations ouvrières. On ne parle que de pacification sociale, on se bat pour ses intérêts immédiats… Dégoûté par cette période sans héroïsme, il noue des relations avec une poignée de monarchistes révolutionnaires qui rêvent d’attirer à eux le prolétariat révolutionnaire ; un rapprochement qui se déroule donc alors que la CGT et les travailleurs en lutte subissent une répression brutale, et que Sorel constate un « avachissement général du socialisme ». Ses écrits nous montrent un homme pessimiste, démoralisé et, de plus, profondément affecté par le décès de sa compagne.
Ce n’est qu’en 1913 qu’il prend ses distances avec le néo-royalisme avec lequel pas grand chose ne le raccordait véritablement sinon le rejet de la démocratie parlementaire. Vivant chichement et isolé, il se passionne pour la révolution russe, est subjugué par Lénine bien plus que par le fascisme mussolinien. Serait-ce la fin des démocraties bourgeoises sans saveur ? Ce « serviteur désintéressé du prolétariat », comme il aimait s’appeler, le pense.

« La richesse de l’oeuvre permet (des) lectures contradictoires, au risque d’être réductrices » glisse judicieusement l’auteur en fin d’ouvrage. Il a raison : la pensée de Sorel ne se laisse pas facilement apprivoiser2 ; pour la comprendre, on ne peut l’extraire du contexte historique qui l’a vu naître, et ne jamais oublier qu’elle fut une pensée changeante car en mouvement, non dogmatique et... déconcertante.

Notes
1 Patrick Gaud, De la valeur-travail à la guerre en Europe. Essai philosophique à partir des écrits économiques de Georges Sorel, L’Harmattan, 2010.
2 Jacques Julliard et Shlomo Sand, Georges Sorel en son temps, Seuil, 1985 ; Philippe Riviale, Mythe et violence. Autour de Georges Sorel, L’Harmattan, 2003.

mercredi, mai 17 2023

Les visages de l’état social

Lola Zappi, Les visages de l’état social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres, Presses de SciencesPo, 2022.

« Assister quelqu’un ce n’est pas seulement le soulager momentanément, c’est le tirer d’affaire pour un temps assez long pour lui permettre d’organiser ou de réorganiser sa vie. » Ainsi s’exprime une étudiante en travail social en l’an de grâce 1920. Cette mission, dans toute son ambiguïté, est au coeur du live de Lola Zappi, « Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres », publié par les Presses de SciencesPo.

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Issu d’une thèse, l’ouvrage de Lola Zappi est ambitieux car il entend articuler « une histoire de l’action publique, une histoire du travail et une histoire sociale de l’assistance ». Pour se faire, l’autrice nous entraîne au plus près du terrain, dans la région parisienne, là où s’active le Service social de l’enfance en danger moral, structure privée mais au service d’un État social en pleine mutation.
Ambiguïté, disais-je. En effet, au 19e siècle, la pauvreté n’ayant pour seule cause que la légendaire imprévoyance des pauvres, il était hors de question que l’État prenne en charge la misère sociale ; les œuvres charitables et philanthropiques étaient là pour cela. L’idée d’un État protecteur mit du temps à s’affirmer, et les années 1920-1930 sont une période charnière pendant laquelle le travail social se professionnalise, l’aide se rationalise.

Qui sont ces femmes qui, au nom de l’État, parcourent les quartiers prolétaires pour venir en aide et remettre dans le droit chemin familles et enfants en souffrance ou en crise ? Des femmes issues des classes moyennes et supérieures qui, en chrétiennes, s’emploient à sauver des âmes... tout en s’émancipant socialement par la grâce du salariat. Leur travail : enquêter, visiter les familles (à leur demande ou pas), repérer celles que l’on considère comme dysfonctionnelles, connaître leurs mœurs, leur façons de vivre, leurs habitudes, surtout les mauvaises, au premier rang desquelles figurent l’ivrognerie, l’inconduite ; et considérer si le cadre familial est néfaste pour les enfants qui y vivent. Il appartiendra ensuite à la justice de décider de leur sort : maintien ou placement dans une institution ; les assistantes sociales assurant le suivi des familles. Le pouvoir de ces femmes est donc loin d’être anodin puisqu’elles ne se contentent pas d’aider les familles, elles leur indiquent aussi les bonnes façons de conduire leur vie.

Face à elles, il y a les familles. Certains sont demandeuses de leur intervention car elles ne parviennent plus à gérer leur progéniture, mais d’autres sont contraintes, par la justice, de les accueillir et de leur faire partager leur intimité. « Si l’asymétrie des rapports de pouvoir, nous dit l’autrice, joue en faveur des assistantes, elle ne les exempte pas de devoir se faire accepter des familles assistées ». L’un des intérêts du livre de Lola Zappi est de nous montrer les différentes stratégies développées par les classes populaires pour séduire, amadouer ou tenir à distance les travailleuses sociales. Les « assistés » sont rarement sans ressource quand il s’agit d’échapper à une tutelle trop pesante…

Tout au long de ces deux décennies, ces travailleuses sociales vont donc s’efforcer de convaincre la puissance publique de leur professionnalité ; une professionnalité indispensable pour gérer la question sociale à l’heure du communisme triomphant. Elles y parviendront mais, nous dit Lola Zappi, ce qu’elles gagnent en « légitimité symbolique » (en reconnaissance), elles vont le perdre en autonomie. Intermédiaires entre l’État et les pauvres dans les années 1920, elles sont devenues à la fin de la décennie suivante, « le visage de l’État social auprès des familles populaires ».

lundi, mai 8 2023

Le virus et la proie

Pierre Lefebvre, Le virus et la proie, Ecosociété, 2023.

Journaliste et homme de théâtre, le Québecois Pierre Lefebvre nous dit tout le mal qu’il pense des premiers de cordée dans Le virus et la proie, édité par Ecocosiété.

Ce livre est une longue lettre de 80 pages écrite par un impuissant ; un impuissant à se faire entendre de celui à qui la lettre est destinée : un puissant, un grand de ce monde. Il sait qu’il parle dans le vide, que cet autre est inaccessible et qu’il n’en a que faire de sa prose. Il le sait mais il parle quand même parce qu’il veut lui dire qu’il souhaite sa mort et avec elle, celle du monde qu’il a patiemment construit. Lui a réussi et sa réussite est éclatante. Tragiquement éclatante : « Je ne connais pour ma part rien de plus honteux, de plus humiliant, de plus dégradant que la réussite. De plus horrible aussi. L’état du monde, monsieur, sa misère lamentable, sa boursouflure grotesque, les ravages accomplis chaque jour par l’industrie, n’importe laquelle – pétrolière, minière, pornographique, culturelle, d’où pensez-vous que ça découle si ce n’est de la réussite de ceux et celles qui réussissent ? »

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Lui, le premier de corvée, ne réussira pas, il n’a pas l’étoffe des winners : « Le désir de férule, de domination, le besoin de réguler, de cantonner, d’énoncer des certitudes, d’aller de l’avant, d’affirmer, de décréter, ça m’a toujours dépassé » avoue-t-il. Il ne réussira pas car il n’est pas une machine : « Cette obligation-là de fonctionner, tout le temps, à plein régime en plus, me terrorise. Le rendement, l’efficacité, la cadence, ce sont des qualités qu’on attend des machines. Ordonner aux êtres humains de les singer est peut-être l’affaire la plus effroyable qu’on puisse exiger d’eux. »

Me reviennent en mémoire les mots de Gramsci confronté au fordisme : « En Amérique, la rationalisation a déterminé le besoin d'élaborer un nouveau type d'homme adapté au nouveau type de travail et de processus productif. » Un homme déshumanisé, réduit à l'état de robot. Ou encore ceux de Louis-Ferdinand Céline décrivant une usine Ford dans Voyage au bout de la nuit : « J'ai vu en effet les grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s'ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d'impossible. »
Il ne réussira pas, comme son père avant lui, même si son géniteur docile, résigné, conformiste, a au moins joué le jeu : « Plus il se faisait chier, plus la conviction qu’ainsi faite est la vie et qu’on ne peut pas y échapper (…) s’enfonçait en dedans de lui. Vivre, c’était ça. Donner la vie, c’était transmettre cette désespérance-là, cette abnégation-là, ce serrage de dents-là. (…) Quand je regarde la vie de mon père, monsieur, j’ai juste envie de pleurer. »

80 pages pour dire toute la violence de ce monde et son immoralité. 80 pages qui sonnent comme un aveu d’impuissance à empêcher l’inéluctable. Mais jusqu’à quand ?

jeudi, mai 4 2023

Paroles de prolétaires (Tréfimétaux, Couëron)

Collectif, L’Usine. Parcours de femmes et d’hommes à Tréfimétaux, Une Tour une histoire, 2022.

A l’entrée de la ville de Couëron (Loire-Atlantique), se dresse en bord de Loire une tour à plomb, vestige d’une usine qui a marqué de son empreinte l’histoire de la cité : Tréfimétaux. Depuis un quart de siècle, un groupe d’anciens salariés et syndicalistes la fait revivre grâce à des ouvrages touchant à la fois au métier et aux luttes sociales. Les cinéastes René Vautier et Soizig Chappedelaine immortalisèrent l’une d’elles en 1978 avec leur remarquable documentaire « Quand les femmes ont pris la colère ». Cette vie tumultueuse est au coeur de bien des témoignages recueillis pour le dernier opus, L’Usine. Parcours de femmes et d’hommes à Tréfimétaux.

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En 200 pages, quinze anciens salariés de cette entreprise métallurgique, hommes ou femmes, de toutes générations, évoquent leurs premiers pas dans l’univers usinier. Ils évoquent la dureté physique de certains postes de travail et la recherche sempiternelle de productivité. Comme le dit René du laminoir, « Le travail vite fait et le travail bien fait vont rarement ensemble. Avec le barème, tu négliges le travail car seule est prise en compte la quantité. » Ils parlent également des relations tendues avec la maîtrise et les chefaillons, ou encore avec les vieux ouvriers, peu disposés à partager leurs savoirs et combines. Ils parlent encore des 3x8 qui épuisent les corps ou du turn-over.

La vie syndicale n’est pas oubliée car c’est elle qui a fait de Tréfimétaux une usine à part. L’arrivée d’une nouvelle génération ouvrière au début des années 1970 n’y est pas étrangère. Gauchistes encartés, établis maoïstes ou jeunes portés par l’atmosphère de mai, ils vont bousculer les us et coutumes syndicales, d’autant plus que la CGT de l’entreprise est un syndicat et non une section syndicale ; autrement dit, elle est institutionnellement moins dépendante des structures interprofessionnelles de la CGT qui s’efforcent de contenir le gauchisme ouvrier.
La volonté du noyau dur militant est claire : travailler à ce que le syndicat soit l’affaire de tous en recourant régulièrement à la tenue d’assemblées générales décisionnaires. De tous et de toutes, car il est hors de question que le syndicalisme soit une affaire d’hommes !

Cette nature singulière du syndicat CGT fut sa force, car jusqu’au mitan des années 1980 et la fermeture de l’usine, malgré les engueulades et les désaccords, il sut rester soudé. Communistes, socialistes, chrétiens de gauche, gauchistes de toutes obédiences… aucune tendance ne prit le risque du clash. Puis vient la fin, rude. Lutter contre la fermeture d’abord, puis pour sauver ce qui peut l’être...

Comment ne pas être marqué à vie par une telle aventure humaine ? Comment faire sa vie, ailleurs, sans amertume ? Comment s’inventer une autre vie, loin de laminoir, loin de l’atelier ? « A la fermeture, tu es face à un trou béant. Tu te retrouves confronté d’un coup au vide, seul. Je crois que nous avons tous eu la même sensation. (…) Pendant des années, je ne suis pas capable de parler de Tréfimétaux : c’est bloqué, fermé, coincé ». Comme toutes et tous, Yves a eu du mal à « faire le deuil » mais, comme l’écrit le postfacier, « tous (en sont sortis) grandis, avec plus d’assurance dans leurs convictions sociales et politiques, et leur identité socioprofessionnelle de travailleurs ».

Pour commander ce livre (non disponible en librairie), écrire à : unetourunehistoire@gmail.com

dimanche, avril 30 2023

Mes lectures d'avril 2023

Pierre Bourdieu, Impérialismes. Circulation internationale des idées et luttes pour l'universel, Raisons d'agir, 2023.
Philippe Artières, La mine en procès. Fouquières-lès-Lens, 1970, Anamosa, 2023.
Pierre Lefebvre, Le virus et la proie, Ecosociété, 2023.
Gilles Reckinger, Oranges amères. Un nouveau visage de l'esclavage en Europe, Raisons d'agir, 2023.
Laurent Gayer, Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi, CNRS Editions, 2023.
Besson / Ducret / Lancereau / Larrère, Le Puy du faux. Enquête sur un parc qui déforme l'histoire, Les Arènes, 2022.
Arthur Pouliquen, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, Editions du Cerf, 2023.

mercredi, avril 26 2023

Le quai de Wigan

George Orwell, Le Quai de Wigan, Climats, 2022.

Si vous allez à Wigan, dans le nord industriel de l’Angleterre, n’y cherchez pas son célèbre quai. Celui-ci a disparu, bien avant que l’écrivain George Orwell ne se rende sur place en 1936. Avec « Le quai de Wigan », l’auteur de 1984, de La Ferme des animaux nous offre à la fois un témoignage sur les conditions de vie des ouvriers, notamment mineurs, et ses réflexions politiques sur le socialisme.

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L’ouvrage, paru en 1937 et qui nous est proposé par les éditions Climats dans une nouvelle traduction, n’a rien perdu de son intérêt. Il est selon le préfacier Jean-Laurent Cassely une « prouesse journalistique, intellectuelle et éditoriale » car Orwell ne décrit pas la vie ouvrière, il a décidé d’en partager, ne serait-ce qu’un temps, le quotidien, les logements crasseux comme le front de taille ou à coups de pioche, dans une chaleur étouffante et des conditions éprouvantes, on abat le charbon des heures durant.

« Il faut avoir vu les mineurs au fond et nus pour se rendre compte combien ces hommes sont beaux » écrit-il, la crasse maculant leurs visages leur donnant un « air farouche et sauvage ». Sans eux, pas de développement économique possible ! Et pourtant, on les laisse crever dans la misère quand la maladie s’empare de leur corps et on les laisse vivre dans des logements indignes ou on les exile dans des logements sociaux où leur identité de classe se dilue. Les chômeurs ne sont pas mieux lotis. Ils survivent grâce aux aides publiques car « il n’y a pas de travail, tout le monde le sait », nous dit Orwell pour qui, l’« extrême et inexorable oisiveté » serait un piège pour ces hommes s’ils n’avaient appris à « vivre en éternels assistés (…) sans pour autant s’effondrer moralement ».

Les prolétaires font peur et, nous dit Orwell, les Anglais des classes moyennes et supérieures éprouvent une « répulsion physique » à leur contact. Les sans-dents sentent mauvais : « Le bain du matin sépare les classes plus sûrement que la naissance, la fortune ou l’instruction ». Et Orwell de moquer les bourgeois et intellectuels progressistes qui vénèrent la classe ouvrière mais se gardent bien d’en partager la culture. Orwell sait de quoi il parle, car il fut, dit-il, à la fois snob et révolutionnaire. C’est en s’immergeant dans le quotidien d’un ouvrier ou d’un vagabond, qu’il est parvenu à vaincre le racisme de classe qu’il portait en lui. Il en est persuadé : le socialisme aurait davantage d’adeptes outre-Manche s’il n’était pas « desservi en premier lieu par ses propres partisans », s’il n’attirait pas à lui les « excentriques », nudistes, végétariens, féministes, quakers et autres dissidents de l’église anglicane, parlant un langage ésotérique, étranger au peuple pour qui le socialisme «implique justice et dignité » plus que révolution culturelle, machinisme et planification. Orwell ne veut pas d’un « monde ordonné, un monde efficace ». Il a le sentiment que les machines ne libèrent pas l’homme mais qu’elles l’affaiblissent  : « Se rallier à l’idéal d’efficacité mécanique, c’est en réalité se rallier à l’idéal d’indolence » alors que « l’expérience de la vie se mesure largement en termes d’efforts ». Il ne veut pas d’un progrès qui transforme le monde en un « havre douillet pour petits bonshommes grassouillets ». Orwell l’inclassable défendait un socialisme éthique dont le « véritable objectif (n’était) pas le bonheur mais la fraternité humaine ».

samedi, avril 15 2023

1970 : la mine endeuillée

Philippe Artières, La mine en procès. Fouquières-lès-Lens 1970, Anamosa, 2023.


Le 4 février 1970, au petit matin, un coup de grisou secoue la fosse n°6 de la mine de Fouquières-lès-Lens. Seize mineurs sont tués par l’explosion, quinze autres sont grièvement blessés. Ils ne sont ni les premiers ni malheureusement les derniers à perdre la vie dans de telles circonstances. Ce sont les risques du métier, disent certains, fatalistes, tout comme l’est la silicose qui emporte les mineurs à raison de quelques centaines par an. Mais la fatalité a bon dos. C’est ce que ressort du livre de l’historien Philippe Artières dans La mine en procès. Fouqières-lès-Lens 1970, livre publié, et très joliment, par les éditions Anamosa, livre qui est tout autant un récit historique qu’un imposant dossier documentaire passionnant à lire.

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Nous sommes en 1970, soit deux ans après un autre coup de grisou, révolutionnaire celui-là, qui a vu de larges pans de la population, et particulièrement la jeunesse, ébranler le pouvoir gaulliste et contester l’Ordre social. Pour les militants maoïstes, cette énième catastrophe doit permettre au peuple mineur de faire le procès de ses exploiteurs. Elle est aussi pour eux le moyen de s’implanter dans un territoire dominé par les forces de gauche traditionnelles et l’omnipotente CGT. Et puis, le mineur n’incarne-t-il pas cet ouvrier dur au mal et solidaire, trop souvent accablé de misère et de désespérance1 mais aussi, icône de la résistance à l’oppression ?

Il revient donc au peuple des gueules noires de faire le procès des assassins car il n’y a rien à attendre de la justice, l’officielle (bourgeoise et de classe)2. Assassins, le mot est fort, d’autant plus qu’un second rapport diligenté par l’entreprise a établi que le coup de grisou meurtrier était dû à une erreur humaine alors qu’un premier rapport était accablant pour elle. Lors du procès populaire, des ingénieurs des Mines en rupture de ban pointe du doigt le coupable : l’âpreté au gain. Pour ces jeunes hommes qui refusent de rejoindre la « cohorte des technocrates, chiens de garde du capital », la direction a mis en danger la vie des mineurs en les envoyant sciemment dans une zone grisouteuse et non ventilée. Pour Jean-Paul Sartre, le philosophe intronisé avocat général, l’Etat-patron est donc coupable, et tout au long de ce procès singulier, les témoignages soulignent à quel point la direction des Charbonnages est indifférente aux conditions de travail et à la santé des mineurs. Rien a changé depuis la terrible tragédie de Courrières en 19063 : la productivité est plus importante que la vie humaine.

Cet « événement oublié », nous disent Philippe Artières et la postfacière Michèle Zancarini-Fournel, est d’une « extraordinaire modernité » parce que la mobilisation qu’il a engendrée a dessiné « des perspectives nouvelles de luttes ». En attestent, outre l’engagement des jeunes ingénieurs, véritables lanceurs d’alerte4, l’intervention d’artistes mettant leur sensibilité au service des gueules noires et de leurs familles, ou encore l’implication des intellectuels dans une structure nouvelle mais chargé de références historiques, le Secours rouge, qui se met au service du peuple contre l’autoritarisme du pouvoir et son choix du tout répressif pour en finir avec le « gauchisme »

1 Emile Morel, Les gueules noires, Editions A propos, 1907 réédition 2021.
2 Dans l’Ouest, les paysans-travailleurs vont recourir également aux procès publics dans leur lutte contre l’agro-business.
3 Le dessinateur Jean-Luc Loyer a tiré de cette tragédie (plus de 1000 morts !) une bande dessinée : Sang Noir. La catastrophe de Courrières (Futuropolis, 2013).
4 Un lien peut être fait avec les jeunes diplômés d’aujourd’hui qui appellent les étudiants à « bifurquer ».

mardi, avril 11 2023

Le Peuple et le chiffre

Déborah Cohen, Peuple, Anamosa, 2023 / Olivier Martin, Chiffre, Anamosa, 2022.


Chiffre et peuple : deux mots sur lesquels se sont penchés respectivement le sociologue et statisticien Olivier Martin et l’historienne Déborah Cohen pour le compte des éditions Anamosa et de leur excellente collection Le mot est faible.

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C’est bien connu, les chiffres disent le vrai. La preuve : deux et deux font quatre, que cela nous plaise ou non. Les chiffres ont donc « l’apparence de données neutres et objectives » qui s’imposent à nous, et même s’il nous prenait l’idée de les dire « faux ou approximatifs », cette controverse laisserait entendre qu’il « existerait d’autres chiffres justes et exacts ». Olivier Martin ne nous appelle pas à jeter les chiffres par dessus bord, car cela n’aurait aucun sens1, mais de questionner la place qu’ils ont pris dans nos sociétés et le débat public. N’est-ce pas au nom de projections chiffrées qu’il nous faut réformer notre système de retraites ? La baisse du nombre de chômeurs n’est-elle pas à la base de la réforme de l’assurance-chômage2 ? Au point que nous en oublions, souligne l’auteur, que le « chômage est le fruit d’un important processus classificatoire et calculatoire relatif à des manières de percevoir, représenter et chiffrer des situations finalement très variées ». Mais de cela, le néolibéralisme aux commandes n’en a cure : tout peut et doit être évalué. Et c’est par la production de chiffres et de statistiques qu’un pouvoir s’affirme et installe dans les têtes « l’idée d’un pilotage des sociétés par les chiffres3. (…) L’acte de mise en chiffre participe au façonnage des sociétés ».

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Insaisissable peuple, qui se cache derrière toi et qu’incarnes-tu ? Le citoyen-électeur ou bien le gueux, le sans-voix, le méprisé de tous les régimes, la victime de toutes les oligarchies ?
Le peuple se tait, rumine et parfois il cesse d’être foule ou masse et il parle, et « c’est en tant qu’il parle, nous dit Déborah Cohen, que le peuple accède au politique dans les systèmes modernes ». Il parle, vote, délègue sa souveraineté mais parfois ses manifestations désarçonnent ceux qui ne veulent voir en lui qu’une masse d’électeurs autant que ceux qui le parent de toutes les vertus. Ainsi ne peut être peuple l’émeutier ou le Gilet jaune parce que « nous ne voulons pas un peuple, écrit Déborah Cohen, nous voulons celui que nous connaissons, celui qui a porté les ruptures passées », le communard, l’ouvrier de 1936 ou celui de Billancourt ; un peuple désirable, en somme.
Dans la lignée d’un Marx déclarant que le communisme est « le mouvement réel qui abolit l'état actuel », Déborah Cohen nous propose une nouvelle définition du peuple, si tant est que nous soyons obligés de recourir au à ce mot : le Peuple est « là où se défait l’existant, pour reconstruire autre chose. (…) Peuple est l’ensemble de celles et ceux qui font, qui construisent l’avenir ». Il n’est plus foule, masse ou même rue (cette rue qui n’a pas à gouverner, nous disent les puissants élus par le vrai peuple), il est force hétérogène et agissante dans et hors les lieux de production, toujours en « perpétuelle reconfiguration » car Peuple n’est pas un état mais une « façon d’agir à certains moments ».

1 D’autant, nous dit l’auteur, que des « chiffres alternatifs peuvent combler des manques dans la production officielle des données » sur le mal-logement, les féminicides...
2 Je vous renvoie à la lecture de l’excellent bouquin de Vincent Dubois, Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre, Raisons d'agir, 2021.
3 Alain Blum et Martine Mespoulet, L’anarchie bureaucratique. Pouvoir et statistique sous Staline, La Découverte, 2003.

jeudi, avril 6 2023

La Première Internationale pour mémoire

Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale, Editions sociales, 2022.

Paraphrasons un vieux barbu de 1847 : un spectre hante l’Europe, le spectre de la Première Internationale ; et remercions les éditions sociales de nous permettre aujourd’hui de découvrir le travail du sociologue italien Marcello Musto.

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Son livre, publié initialement en 2014, intitulé Pour lire la Première Internationale a pour but de « montrer à une génération nouvelle et inexpérimentée, sous la forme claire et accessible d’une anthologie, les premiers pas du long chemin emprunté par ceux qui ont voulu partir à l’assaut du ciel  » ; mais aussi de « donner à voir la forme économique et politique de la société future que les membres de l’Internationale cherchaient à établir. » En une douzaine de chapitres consacrés aussi bien à la place de la grève dans le combat émancipateur qu’à la question de l’éducation, du rapport à la chose politique ou au pacifisme, Marcello Musto redonne vie aux pensées plurielles qui irriguèrent cette Internationale qui proclamait fièrement que l’émancipation des travailleurs serait l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. Ce faisant, il a exhumé les écrits d’une trentaine de militants, ouvriers ou intellectuels, certains tombés dans l’oubli comme Emile Aubry ou Victoire Tinayre et d’autres panthéonisés comme Karl Marx qui doit signer près de la moitié des textes ici rassemblés. Musto fait précéder cet ensemble de textes d’une longue et indispensable préface qui retrace l’histoire tumultueuse de cette Internationale, première du nom, née à Londres en septembre 1864, à l’initiative des syndicalistes anglais. Là, dans la capitale de la plus grande puissance du monde, se rassemblèrent deux mille personnes, syndicalistes, mutuellistes, communistes, démocrates, et parmi eux le « noir gaillard de Trêves » qui, avec Engels, allait tenter de transformer ce rassemblement hétéroclite en force capable de renverser le vieux monde, et ce, au prix de rudes controverses dont la dernière, fatale, l’opposa à un Russe volcanique du nom de Bakounine.

A travers les textes sélectionnés par Marcello Musto, textes qu’ils qualifient d’officiels quand bien même ils ne sont souvent que des contributions au débat, on mesure toute la diversité des approches des questions économiques et sociales. Sur la question de l’émancipation féminine par exemple, le courant majoritaire, qu’incarne le socialiste libre-penseur belge César de Paepe, défend une position conservatrice, faisant de la femme avant tout une ménagère, tandis que le courant minoritaire, libertaire mais à mille lieues de Proudhon, plaide pour que ces dernières mènent leur vie comme elles l’entendent. Même divergence au sujet des grèves, inutiles pour les uns, inévitables mais insuffisantes pour les autres, sur le rôle des syndicats à qui certains entendent confier l’organisation du travail dans un futur débarrassé de la domination capitaliste et étatique, sur la place du mouvement coopératif dans le monde à faire advenir, et bien évidemment sur la place du combat électoral dans la stratégie ouvrière. Les questions internationales ne sont pas oubliées, qu’elles concernent le mouvement national irlandais ou les risques de conflits inter-étatiques.
Marcello Musto fait ici œuvre utile tant, écrit-il, « la passion politique des ouvriers qui se réunirent à Londres en 1864 offre un contraste saisissant avec l’apathie et la résignation qui dominent souvent aujourd’hui ». Souvent, mais pas toujours...

samedi, avril 1 2023

Mes lectures de mars 2023

George Orwell, Le Quai de Wigan, Climats, 2022.
Anne-Sophie Anglaret, Au service du maréchal ? La Légion française des combattants (1940-1944), CNRS Editions, 2023.
Cahiers français, n°431 (L'agriculture à l'heure des choix), La Documentation française, 2023.
Lola Zappi, Les visages de l'Etat social. Assistantes sociales et familles populaires durant l'entre-deux-guerres, Presses de SciencePo, 2022.
Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2021.
Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d'Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte, 2017.
Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, La Découverte, 2013.

jeudi, mars 30 2023

La Légion française des combattants

Anne-Sophie Anglaret, Au service du Maréchal ? La Légion française des combattants (1940-1944), CNRS Editions, 2023.

La Légion française des combattants, et son million d’adhérents, fut le seul mouvement de masse du régime de Vichy. C’est à son histoire que s’est attachée Anne-Sophie Anglaret dans Au service du maréchal ?, publié par CNRS Editions.

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Rassembler tous les anciens combattants dans une structure nationale : telle est l’ambition du maréchal Pétain. Mais donner vie à ce projet n’est pas chose aisée. Il faut d’abord convaincre (puis contraindre) la myriade d’associations d’anciens combattants maillant le territoire de se dissoudre ; des assos qui sont des lieux de sociabilité autant que des structures d’entraide. Si celles ancrées à droite accueille favorablement le projet vichyste, d’autres traînent des pieds et se battent pour poursuivre leurs missions, conserver les fonds qu’elles ont amassés et les locaux dont elles sont propriétaires. Ensuite, il faut nommer aux postes à responsabilité des personnalités connues et respectées. Nommer et non les faire élire ! Pas question que la Légion s’éloigne de sa mission : représenter les anciens combattants et les mettre au service du discours maréchaliste. Les cadres de la légion seront donc des notables : officiers, avocats, médecins, dans leur grande majorité ancrés à droite et à l’extrême-droite, et capables d’arborer sur leur poitrail quelques médailles. Au plus près du terrain, dans les villes et villages, puisque la Légion est présente dans toute la zone libre, les sections sont peuplées d’agriculteurs et de classes moyennes. Les ouvriers ? Ils sont rares, et quand Vichy tente de créer des Groupes légionnaires d’entreprise, l’échec est au rendez-vous.
Ensuite il faut espérer que ceux des tranchées ne méprisent pas ceux de la débâcle, et accueillent les personnes qui, sans passé militaire, ont « l’esprit combattant ». L’engagement est parfois une affaire de famille !
Enfin, il faut mobiliser tout ce beau monde pour marteler la bonne parole pétainiste. Alors on défile, au pas cadencé et béret sur la tête, on fait résonner les cloches et on va jusqu’à Gergovie honorer cette patrie malmenée par les franc-maçons, les Juifs, les communistes et l’esprit du Front populaire. Cependant la Légion n’est pas le bras armé du pouvoir, tout au plus sa voix et ses oreilles : relayer la parole du maréchal, flétrir et moucharder les traîtres à la patrie, remplir des missions sociales. Certains légionnaires, notamment dans les cercles dirigeants, se plaignent rapidement d’avoir si peu d’influence politique concrète, notamment au niveau communal.

Pour l’autrice, le légionnaire a ainsi deux visages : l’ancien de 1914, vivant en zone rurale, conservateur mais peu porté à l’activisme radical ; le combattant de 1939, urbain, issu des classes moyennes, avec un ancrage fort à l’extrême-droite. C’est pourquoi, il ne faut pas faire de ces hommes des partisans de Vichy et encore moins des défenseurs de la Collaboration. La grande majorité des légionnaires ne fait que perpétuer ce qu’elle faisait depuis la fin de la première Guerre mondiale dans ses associations : se réunir, défiler, honorer les frères d’armes morts aux combats. Nationalistes, patriotes, conservateurs, attachés à la personne de Pétain, sans doute, mais pas collabos ! C’est ce que leurs reprochent la minorité des légionnaires impliqués avant-guerre dans des mouvements réactionnaires qui, elle, a la volonté de radicaliser encore plus à droite l’engagement légionnaire. Et la Milice sera leur œuvre.

lundi, mars 20 2023

Antisémitisme et Révolution russe

Brendan McGeever, L’antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Les Nuits rouges, 2022.

Friedland, Rafes, Lipets ou encore Dimenstein sont au coeur du livre de Brendan McGeever, « L’antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), publié par Les Nuits rouges. Qui sont-ils ? Des militants juifs, socialistes et parfois sionistes, qui, durant une poignée d’années, luttèrent avec pugnacité pour que le pouvoir bolchevique ne néglige pas la lutte contre l’antisémitisme.

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La judéophobie, cette psychose héréditaire et incurable1, a profondément marqué la Russie tsariste, et chaque Juif russe a en mémoire les pogroms de Kichinev (Moldavie, 1903 et 1905) ou Bialystok (1906).
La guerre civile qui ravage le pays à partir de 1917 est marquée par des flambées de violence auxquelles n’échappe pas la communauté juive. L’antisémitisme est une arme entre les mains des Blancs, pour lesquels le Juif est un bolchévik avéré ou en puissance. Brandir la haine du juif est également un moyen d’attirer l’immense masse paysanne à qui on a répété depuis des décennies que le Juif incarnait l’avidité. Mais, et en cela réside l’intérêt du travail de Brendan Mc Geever, ces massacres et pogroms ne furent pas le seul fait des partisans du Tsar. L’armée rouge ne fut pas épargnée, et les violences qu’on lui doit ne furent en rien marginales. Pour beaucoup de soldats de cette armée rouge faite de bric et de broc, et dont l’indiscipline est la règle, lutter pour le bolchevisme et contre les "youpins" est une seule et même chose : le Juif, c’est le bourgeois qui spécule en stockant des céréales alors que la faim tenaille les ventres ! Ainsi, « politiques révolutionnaires et antisémitisme le plus rétrograde pouvaient cohabiter dans l’imaginaire populaire ».

Face à ces « pogroms rouges » qui le désarçonne puisqu’il n’a de cesse de répéter que l’antisémitisme est contre-révolutionnaire, le pouvoir bolchevik est plus attentiste que volontariste. Il sait que certains gradés de l’armée rouge laissent faire leurs troupes, voire même les stimulent : c’est le cas de Grigoriev, ancien officier tsariste qui les a rejoint avec ses troupes ; allié encombrant que cet antisémite organisateur de pogroms. Il sait que d’autres n’ont en tête que le gain territorial : il faut repousser l’ennemi avant tout, même si dans le tumulte, la communauté juive est prise à partie.

A Moscou, il faut tout l’engagement de militants juifs non bolcheviks mais à la tête d’un organisme d’État dédié à la lutte contre l’antisémitisme, pour convaincre le pouvoir de ne pas en rester aux pétitions de principe. Mais McGeever le souligne : les articles dans la presse, les campagnes éducatives ou la répression des pogromistes ont du mal à s’inscrire dans la durée car la peur de se couper des masses ouvrières et paysannes freine les initiatives. Pour preuve, nous dit McGeever, cette recommandation manuscrite relative à l’Ukraine écrite par Lénine en novembre 1919 et retrouvée dans les archives, indiquant qu’il fallait limiter le nombre de Juifs dans les institutions du parti et du gouvernement et augmenter leur présence dans l’armée2, ceci afin de contrecarrer la propagande antisémite qui ne voyait dans le Juif qu’un profiteur, et non un travailleur. En clair, lutter contre les antisémites tout en avalisant leurs préjugés. Comme le souligne l’auteur, « chaque mesure prise par les bolcheviques dans la campagne contre l’antisémitisme risquait toujours de perpétuer la logique racialisante qu’ils cherchaient à critiquer » ; logique qui n’épargna pas le mouvement sioniste qui fit de la fabrique d’un Juif nouveau, travailleur manuel et bâtisseur et non plus boutiquier ou professeur, la condition de réalisation de son rêve colonial3.

1 J’emprunte ces mots à Léon Pinsker, auteur d’Autoémancipation ! Avertissement d’un Juif russe à ses frères (1882)
2 L’auteur indique que les jeunes Juifs intégrèrent l’armée rouge massivement, voyant en elle un moyen de lutter contre l’antisémitisme. Il note également l’émergence de milices juives d’autodéfense durant cette période.
3 « Contrairement au Juif de diaspora, le Nouveau Juif (devra travailler la terre, être vigoureux et sain de corps, puisant dans sa terre, sa vigueur et sa fierté. » (Avner Ben-Amos, Israël. La fabrique de l’identité nationale, CNRS Editions, 2010, p. 20).

mardi, mars 14 2023

Qui sauvera l'agriculture ?

Estelle Deléage, Paysans alternatifs, semeurs d’avenir, Le Bord de l’eau, 2023.

Qui sauvera l’agriculture ? C’est d’une certaine façon à cette question que répond la sociologue Estelle Deléage avec son livre Paysans alternatifs, semeurs d’avenir publié par Le Bord de l’eau.
Il y a vingt ans, un paysan (et il tenait à cette identité) m’avait glissé à l’oreille qu’il ne fallait pas compter sur les agriculteurs pour remettre en question l’agrobusiness, son culte de la technique et sa quête effrénée de productivité : ils étaient trop intéressés, à titre individuel, au maintien du statu-quo pour imaginer un autre modèle plus respectueux des écosystèmes et des consommateurs. Deux décennies plus tard, a-t-on des raisons d’espérer ? Oui… mais avec pondération.
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Oui, car comme le souligne l’autrice, les paysans alternatifs « sont passés, en un peu moins d’une génération, d’un statut d’agriculteurs marginalisés (…) à un statut d’agriculteurs minoritaires. » Cependant, il n’aura échappé à personne que l’agriculture biologique, par exemple, s’est industrialisée à une vitesse impressionnante et a construit sa niche au coeur du modèle agricole dominant. Car le danger est là, dans la capacité du capitalisme à digérer, intégrer la dissidence.
La critique de l’agrobusiness a plus d’un demi-siècle, mais c’est véritablement dans la décennie 1970 qu’elle se fait entendre, portée par les paysans-travailleurs et les associations pionnières dans la défense d’un contre-modèle agricole ; et fichtre, les paysans/agriculteurs sont passés maîtres dans l’art de construire des structures collectives d’entraide, d’information et de formation… et de parvenir à les faire subventionner par l’Etat. En 1999, la loi d’orientation agricole « reconnaît le caractère multifonctionnel de l’agriculture française ». L’institutionnalisation est en route…

Qui sont ces paysans alternatifs ? Ils ont des profils différents mais tous valorisent l’autonomie, l’entraide, le partage des savoir-faire, la capacité à travailler sans tomber dans l’engrenage de la technique. Estelle Deléage rappelle ces mots du philosophe André Gorz : « Travailler n’est pas seulement produire des richesses économiques ; c’est toujours aussi une manière de se produire ». Ces paysans non-conformistes, ouverts d’esprit, soucieux d’écologie, n’entendent pas perdre leur vie à la gagner. Ils cherchent à « penser autrement la fonction et le sens du travail », renouer avec le consommateur, expérimenter, sans cesser d’être dupes : leurs associations sont en danger. D’un côté leur institutionnalisation « participe de la reconnaissance de l’agriculture durable », de l’autre, les pratiques qu’elles promeuvent peuvent être récupérées, instrumentalisées.
Estelle Deléage pose la question : « Faut-il rester dans l’entre-soi avec des exigences fortes en matière d’alternatives au productivisme agricole ou au contraire s’ouvrir vers l’extérieur pour que les pratiques se diffusent, avec le risque néanmoins que ces pratiques soient totalement récupérées voire détournées ? »

A l’heure de l’agriculture 4.0, des fermes-usines, des drones, du GPS et du bio industriel, on mesure à quel point ces paysans alternatifs sont sur une ligne de crête… et nous aussi. Avouons-le, le capitalisme à l’heure néo-libérale a peu d’appétence pour la coexistence pacifique.

vendredi, mars 3 2023

Combattre le fascisme à Londres

Joe Jacobs, Nouvelles du ghetto. Combattre le fascisme à Londres (1925-1939), Syllepse, 2022.

Avec Nouvelles du ghetto. Combattre le fascisme à Londres (1925-1939), Joe Jacobs nous entraîne dans les quartiers pauvres de la capitale où le prolétariat juif résista du mieux qu’il put à la montée du fascisme ; un fascisme qui avait les trait de Sir Oswald Mosley, un riche aristocrate passé en une décennie du conservatisme au socialisme, puis du socialisme à l’extrême-droite férocement antisémite.
une-nouvelles-du-ghetto_tbn.jpg Qui était Joe Jacobs ? Laissons lui la parole : « J’étais timide. J’étais gros. Je n’avais qu’un œil1. Je ne savais pas danser. (…) A cette époque, je ne connaissais pas grand-chose aux complexes d’infériorité, mais je savais très bien ce que signifiait se sentir inférieur » ; auto-portrait peu flatteur d’un jeune homme qui, parallèlement, s’investit pleinement dans la vie politique et syndicale de son quartier, l’East End, où s’entassent et se bousculent des milliers de petites mains prolétaires oeuvrant dans le textile, la confection. Des petites mains juives pour l’essentiel, dont celles de Joe Jacobs, juif russo-polonais né en 1913. Jacobs est un nom d’emprunt car comme il l’écrit : les « immigrants ne comprenaient pas ce qu’on leur demandait et les fonctionnaires ne savaient pas retranscrire ce qu’ils entendaient. C’est pourquoi tant de juifs s’appellent Cohen ou Lévy (…). On adoptait le nom de sa propre tribu ».

Jacobs nous plonge, non sans humour, dans son quotidien de jeune ouvrier. Il fait partie de ces personnes pour lesquelles vivre et militer sont une seule et même chose. Il n’est pas le seul car il n’est guère difficile d’être en colère quand, pour gagner son pain, on est contraint de vendre ses bras dans les sweatshops (ateliers de la sueur) de l’East End. Pour supporter l’insupportable ou se battre contre lui, jeunes et moins jeunes s’investissent dans toutes les structures associatives, politiques, syndicales parsemant ce territoire éminemment populaire. Jacobs choisit d’adhérer au Parti communiste, dont la discipline de fer lui semble indispensable pour faire la révolution. Sous la férule du charismatique Nat Cohen, Joe Jacobs est de tous les combats, et notamment, au début des années 1930 contre la montée en puissance du fasciste Mosley et la prétention de ses troupes de choc à s’implanter dans l’East End. L’antisémitisme viscéral de Mosley pousse les juifs, dont beaucoup ont migré pour échapper aux pogroms et aux discriminations, à faire front.

En s’appuyant à la fois sur ses souvenirs et sur le Daily Worker, le journal du parti communiste, Joe Jacobs témoigne des mille-et-une mobilisations populaires, sociales ou antifascistes, à laquelle il participa, mais aussi des tensions qui agitèrent le parti communiste. Alors que celui-ci considère primordial le travail syndical d’organisation des travailleurs et l’alliance avec le Parti travailliste, Jacobs insiste sur la nécessité d’occuper la rue et de rester en lien fort avec les non-syndiqués pour lutter efficacement contre le fascisme. Jacobs n’est ni trotskyste, ni libertaire : il est communiste, stalinien, mais le parti, ici comme ailleurs, ne connaît qu’une ligne : celle qui est « juste ». Il réclame un débat sur la tactique, il ne récoltera qu’une exclusion. Cela nous le savons grâce à sa fille qui a pris la plume pour suppléer Joe Jacobs, décédé en mars 1977 alors qu’il rédigeait ses mémoires et achevait un chapitre sur l’année 1936. Chassé du parti en 1939 sans avoir pu s’expliquer, Joe Jacobs demeura un militant ouvrier, un animateur de grève réputé. Il demanda et obtint sa réintégration dans le parti au début des années 1950… mais la lune de miel ne dura pas : il fut exclu une seconde fois car on lui reprochait d’accorder trop d’importance au travail syndical...

1. Un trachome mal soigné dans sa prime jeunesse l’a rendu borgne.

jeudi, mars 2 2023

Mes lectures de février 2023

Joe Jacobs, Nouvelles du ghetto. Combattre le fascisme à Londres (1925-1939), Syllepse, 2023.
Ralf Ruckus, La voie communiste vers le capitalisme. Luttes sociales et sociétales en Chine de 1949 à nos jours, Les Nuits rouges, 2022.
Pankaj Mishra, L'âge de la colère. Une histoire du présent, Zulma Essais, 2022.
Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale, Editions sociales, 2023.
Collectif, L'Usine. Parcours de femmes et d'hommes à Tréfimétaux, Une tour une histoire, 2022.
Déborah Cohen, Peuple, Anamosa, 2023.
Brendan McGeever, L'antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Les Nuits rouges, 2022.
Jean-Clément Martin, Les échos de la Terreur. Vérités d'un mensonge d'Etat 1794-2001, Belin, 2018.
George Orwell, La ferme des animaux, Folio, 1993.


mardi, février 28 2023

Robespierre, au coeur des passions

Peter McPhee, Robespierre. Une vie révolutionnaire, Classiques Garnier, 2022.

Avec cet ouvrage, l’historien Peter McPhee nous éclaire sur la vie d’une des personnalités les plus controversées de l’histoire nationale.

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Paru en anglais en 2012 et traduit dix ans plus tard par les éditions Garnier, ce livre trouve son origine dans l’incapacité de l’auteur, alors jeune étudiant, à comprendre le destin posthume de Robespierre : « Comment (était-il) possible qu’un homme qui incarnait les principes les plus élevés de 1789 puisse être considéré comme la personnification du “règne de la Terreur” en 1793-1794 »?
Pour les uns, Maximilien Robespierre était l’Incorruptible, l’intégrité faite homme en ces temps bouleversés. Pour d’autres, il fut un monstre, un tyran sanguinaire. Qui était donc Maximilien Robespierre ?

Peter McPhee nous met dans les pas de ce rejeton de la bourgeoisie d’Arras, né en 1758, dont on ne sait finalement pas grand-chose, sinon qu’il eut une enfance douloureuse et qu’il fut un élève suffisamment brillant pour qu’une bourse lui permette de poursuivre ses études dans un prestigieux collège parisien. Diplômé en droit, il retourne dans sa ville natale où jusqu’à la veille de la Révolution française, il essaie de vivre de son métier. A travers ses plaidoiries, ses écrits, se dessine le portrait d’un homme soucieux de reconnaissance, sensible aux questions sociales comme à l’émancipation féminine ; un homme qui compte peu d’amis dans la noblesse et la bourgeoisie locales. Les nobles critiquent ses idées avancées et les bourgeois goûtent peu sa sollicitude à l’égard du peuple ; d’un peuple pauvre et ignorant dont Robespierre ne cesse de célébrer la vertu !

Robespierre fait partie de ces plus de 600 députés du tiers-état élus et rassemblés à Paris en ce printemps 1789. Il fait entendre sa voix et ne laisse pas indifférent dans cette assemblée de bourgeois. Il est de tous les combats, qu’ils concernent le droit de chasse, le statut des curés ou encore l’esclavage. Il y gagne une réputation d’homme intransigeant voire « inconciliant », austère et orgueilleux : « Le peuple est si convaincu de la vertu de Robespierre, a écrit un de ses amis politiques, (…) qu’il le verrait voler dans les poches du voisin sans y croire. » ; « il a tous les caractères, non pas d’un chef de religion, mais d’un chef de secte, écrit Condorcet. Il se dit l’ami des pauvres et des faibles, il se fait suivre par des femmes et des faibles d’esprit. »

Tel est l’homme qui bientôt sera au premier rang, votant pour l’exécution de Louis XVI, appelant à « exterminer tous les rebelles de la Vendée », et cela au nom de la liberté, de l’égalité, de la défense des opprimés et d’une Révolution attaquée de toute part, y compris de l’intérieur ; combat qui fait de lui un homme « physiquement, émotionnellement et intellectuellement éreinté », nous dit Peter McPhee, en ces temps où l’on ne peut avoir confiance en personne. Il fut tout autant un acteur qu’une victime de la Terreur, quand en juillet 1794, il fut conduit à l’échafaud. La Terreur ne fut pas son œuvre, mais celle d’un pouvoir aux abois, et se débarrasser de lui fut une façon habile pour beaucoup de faire oublier leur implication dans son déploiement1.

Sans verser dans les analyses psychologisantes, Peter McPhee nous livre le portrait d’un homme à la personnalité complexe, ni ange, ni démon, emporté par une Révolution qui se mourrait elle-même.

1. Jean-Clément Martin, Robespierre - La fabrication d'un monstre, Perrin, 2016 ; Les échos de la Terreur : Vérités d'un mensonge d'Etat 1794-2001, Belin, 2018.

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