Lola Zappi, Les visages de l’état social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres, Presses de SciencesPo, 2022.

« Assister quelqu’un ce n’est pas seulement le soulager momentanément, c’est le tirer d’affaire pour un temps assez long pour lui permettre d’organiser ou de réorganiser sa vie. » Ainsi s’exprime une étudiante en travail social en l’an de grâce 1920. Cette mission, dans toute son ambiguïté, est au coeur du live de Lola Zappi, « Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres », publié par les Presses de SciencesPo.

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Issu d’une thèse, l’ouvrage de Lola Zappi est ambitieux car il entend articuler « une histoire de l’action publique, une histoire du travail et une histoire sociale de l’assistance ». Pour se faire, l’autrice nous entraîne au plus près du terrain, dans la région parisienne, là où s’active le Service social de l’enfance en danger moral, structure privée mais au service d’un État social en pleine mutation.
Ambiguïté, disais-je. En effet, au 19e siècle, la pauvreté n’ayant pour seule cause que la légendaire imprévoyance des pauvres, il était hors de question que l’État prenne en charge la misère sociale ; les œuvres charitables et philanthropiques étaient là pour cela. L’idée d’un État protecteur mit du temps à s’affirmer, et les années 1920-1930 sont une période charnière pendant laquelle le travail social se professionnalise, l’aide se rationalise.

Qui sont ces femmes qui, au nom de l’État, parcourent les quartiers prolétaires pour venir en aide et remettre dans le droit chemin familles et enfants en souffrance ou en crise ? Des femmes issues des classes moyennes et supérieures qui, en chrétiennes, s’emploient à sauver des âmes... tout en s’émancipant socialement par la grâce du salariat. Leur travail : enquêter, visiter les familles (à leur demande ou pas), repérer celles que l’on considère comme dysfonctionnelles, connaître leurs mœurs, leur façons de vivre, leurs habitudes, surtout les mauvaises, au premier rang desquelles figurent l’ivrognerie, l’inconduite ; et considérer si le cadre familial est néfaste pour les enfants qui y vivent. Il appartiendra ensuite à la justice de décider de leur sort : maintien ou placement dans une institution ; les assistantes sociales assurant le suivi des familles. Le pouvoir de ces femmes est donc loin d’être anodin puisqu’elles ne se contentent pas d’aider les familles, elles leur indiquent aussi les bonnes façons de conduire leur vie.

Face à elles, il y a les familles. Certains sont demandeuses de leur intervention car elles ne parviennent plus à gérer leur progéniture, mais d’autres sont contraintes, par la justice, de les accueillir et de leur faire partager leur intimité. « Si l’asymétrie des rapports de pouvoir, nous dit l’autrice, joue en faveur des assistantes, elle ne les exempte pas de devoir se faire accepter des familles assistées ». L’un des intérêts du livre de Lola Zappi est de nous montrer les différentes stratégies développées par les classes populaires pour séduire, amadouer ou tenir à distance les travailleuses sociales. Les « assistés » sont rarement sans ressource quand il s’agit d’échapper à une tutelle trop pesante…

Tout au long de ces deux décennies, ces travailleuses sociales vont donc s’efforcer de convaincre la puissance publique de leur professionnalité ; une professionnalité indispensable pour gérer la question sociale à l’heure du communisme triomphant. Elles y parviendront mais, nous dit Lola Zappi, ce qu’elles gagnent en « légitimité symbolique » (en reconnaissance), elles vont le perdre en autonomie. Intermédiaires entre l’État et les pauvres dans les années 1920, elles sont devenues à la fin de la décennie suivante, « le visage de l’État social auprès des familles populaires ».