Arthur Pouliquen, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, Editions du Cerf, 2023

Que n’a-t-on pas écrit sur Georges Sorel, penseur à la réputation sulfureuse puisqu’à l’instar de Pierre-Joseph Proudhon, qu’il admirait tant, son patronage est revendiqué aussi bien à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite ? Le politiste Arthur Pouliquen nous en propose le portrait dans son premier ouvrage, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, publié par les éditions du Cerf.
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De ce polytechnicien austère, on ne connaît bien souvent que ses Réflexions sur la violence, anthologie de textes publiée en 1907. On omet bien souvent qu’il fut également, non un dévot, mais un lecteur critique de Marx1, ainsi qu’une plume réputée dans les cercles intellectuels italiens.
Concubin d’une ouvrière presque illettrée qui va lui ouvrir les yeux sur la misère prolétaire, il abandonne une brillante carrière pour se consacrer à l’étude des faits sociaux et à la philosophie.
Sorel se fait alors le critique radical des républicains bourgeois, de leur mépris du peuple, de la corruption et du parlementarisme. Sorel, nous dit Arthur Pouliquen, voit dans le syndicalisme « une forteresse ouvrière impénétrable par sa nature même aux influences pernicieuses de la collusion de classe ». Pour lui, le prolétariat est une force qui doit se dresser contre tout ce qui entrave son autonomie et sa liberté, contre l’État, le capitalisme, la démocratie et le socialisme réformiste. C'est par l'affrontement, la confrontation, la tension permanente, mais aussi par son sens moral et la solidarité que l'Homme combat la domination et se réalise. Il y a du romantisme révolutionnaire chez Sorel et une conception exigeante de l’Homme.

Dans la France tourmentée du début du 20e siècle, Sorel écrit beaucoup et se désole : le monde est en pleine décadence, l’esprit petit-bourgeois, étriqué, envahit tout, y compris les organisations ouvrières. On ne parle que de pacification sociale, on se bat pour ses intérêts immédiats… Dégoûté par cette période sans héroïsme, il noue des relations avec une poignée de monarchistes révolutionnaires qui rêvent d’attirer à eux le prolétariat révolutionnaire ; un rapprochement qui se déroule donc alors que la CGT et les travailleurs en lutte subissent une répression brutale, et que Sorel constate un « avachissement général du socialisme ». Ses écrits nous montrent un homme pessimiste, démoralisé et, de plus, profondément affecté par le décès de sa compagne.
Ce n’est qu’en 1913 qu’il prend ses distances avec le néo-royalisme avec lequel pas grand chose ne le raccordait véritablement sinon le rejet de la démocratie parlementaire. Vivant chichement et isolé, il se passionne pour la révolution russe, est subjugué par Lénine bien plus que par le fascisme mussolinien. Serait-ce la fin des démocraties bourgeoises sans saveur ? Ce « serviteur désintéressé du prolétariat », comme il aimait s’appeler, le pense.

« La richesse de l’oeuvre permet (des) lectures contradictoires, au risque d’être réductrices » glisse judicieusement l’auteur en fin d’ouvrage. Il a raison : la pensée de Sorel ne se laisse pas facilement apprivoiser2 ; pour la comprendre, on ne peut l’extraire du contexte historique qui l’a vu naître, et ne jamais oublier qu’elle fut une pensée changeante car en mouvement, non dogmatique et... déconcertante.

Notes
1 Patrick Gaud, De la valeur-travail à la guerre en Europe. Essai philosophique à partir des écrits économiques de Georges Sorel, L’Harmattan, 2010.
2 Jacques Julliard et Shlomo Sand, Georges Sorel en son temps, Seuil, 1985 ; Philippe Riviale, Mythe et violence. Autour de Georges Sorel, L’Harmattan, 2003.