Pierre Lefebvre, Le virus et la proie, Ecosociété, 2023.

Journaliste et homme de théâtre, le Québecois Pierre Lefebvre nous dit tout le mal qu’il pense des premiers de cordée dans Le virus et la proie, édité par Ecocosiété.

Ce livre est une longue lettre de 80 pages écrite par un impuissant ; un impuissant à se faire entendre de celui à qui la lettre est destinée : un puissant, un grand de ce monde. Il sait qu’il parle dans le vide, que cet autre est inaccessible et qu’il n’en a que faire de sa prose. Il le sait mais il parle quand même parce qu’il veut lui dire qu’il souhaite sa mort et avec elle, celle du monde qu’il a patiemment construit. Lui a réussi et sa réussite est éclatante. Tragiquement éclatante : « Je ne connais pour ma part rien de plus honteux, de plus humiliant, de plus dégradant que la réussite. De plus horrible aussi. L’état du monde, monsieur, sa misère lamentable, sa boursouflure grotesque, les ravages accomplis chaque jour par l’industrie, n’importe laquelle – pétrolière, minière, pornographique, culturelle, d’où pensez-vous que ça découle si ce n’est de la réussite de ceux et celles qui réussissent ? »

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Lui, le premier de corvée, ne réussira pas, il n’a pas l’étoffe des winners : « Le désir de férule, de domination, le besoin de réguler, de cantonner, d’énoncer des certitudes, d’aller de l’avant, d’affirmer, de décréter, ça m’a toujours dépassé » avoue-t-il. Il ne réussira pas car il n’est pas une machine : « Cette obligation-là de fonctionner, tout le temps, à plein régime en plus, me terrorise. Le rendement, l’efficacité, la cadence, ce sont des qualités qu’on attend des machines. Ordonner aux êtres humains de les singer est peut-être l’affaire la plus effroyable qu’on puisse exiger d’eux. »

Me reviennent en mémoire les mots de Gramsci confronté au fordisme : « En Amérique, la rationalisation a déterminé le besoin d'élaborer un nouveau type d'homme adapté au nouveau type de travail et de processus productif. » Un homme déshumanisé, réduit à l'état de robot. Ou encore ceux de Louis-Ferdinand Céline décrivant une usine Ford dans Voyage au bout de la nuit : « J'ai vu en effet les grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s'ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d'impossible. »
Il ne réussira pas, comme son père avant lui, même si son géniteur docile, résigné, conformiste, a au moins joué le jeu : « Plus il se faisait chier, plus la conviction qu’ainsi faite est la vie et qu’on ne peut pas y échapper (…) s’enfonçait en dedans de lui. Vivre, c’était ça. Donner la vie, c’était transmettre cette désespérance-là, cette abnégation-là, ce serrage de dents-là. (…) Quand je regarde la vie de mon père, monsieur, j’ai juste envie de pleurer. »

80 pages pour dire toute la violence de ce monde et son immoralité. 80 pages qui sonnent comme un aveu d’impuissance à empêcher l’inéluctable. Mais jusqu’à quand ?