Déborah Cohen, Peuple, Anamosa, 2023 / Olivier Martin, Chiffre, Anamosa, 2022.


Chiffre et peuple : deux mots sur lesquels se sont penchés respectivement le sociologue et statisticien Olivier Martin et l’historienne Déborah Cohen pour le compte des éditions Anamosa et de leur excellente collection Le mot est faible.

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C’est bien connu, les chiffres disent le vrai. La preuve : deux et deux font quatre, que cela nous plaise ou non. Les chiffres ont donc « l’apparence de données neutres et objectives » qui s’imposent à nous, et même s’il nous prenait l’idée de les dire « faux ou approximatifs », cette controverse laisserait entendre qu’il « existerait d’autres chiffres justes et exacts ». Olivier Martin ne nous appelle pas à jeter les chiffres par dessus bord, car cela n’aurait aucun sens1, mais de questionner la place qu’ils ont pris dans nos sociétés et le débat public. N’est-ce pas au nom de projections chiffrées qu’il nous faut réformer notre système de retraites ? La baisse du nombre de chômeurs n’est-elle pas à la base de la réforme de l’assurance-chômage2 ? Au point que nous en oublions, souligne l’auteur, que le « chômage est le fruit d’un important processus classificatoire et calculatoire relatif à des manières de percevoir, représenter et chiffrer des situations finalement très variées ». Mais de cela, le néolibéralisme aux commandes n’en a cure : tout peut et doit être évalué. Et c’est par la production de chiffres et de statistiques qu’un pouvoir s’affirme et installe dans les têtes « l’idée d’un pilotage des sociétés par les chiffres3. (…) L’acte de mise en chiffre participe au façonnage des sociétés ».

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Insaisissable peuple, qui se cache derrière toi et qu’incarnes-tu ? Le citoyen-électeur ou bien le gueux, le sans-voix, le méprisé de tous les régimes, la victime de toutes les oligarchies ?
Le peuple se tait, rumine et parfois il cesse d’être foule ou masse et il parle, et « c’est en tant qu’il parle, nous dit Déborah Cohen, que le peuple accède au politique dans les systèmes modernes ». Il parle, vote, délègue sa souveraineté mais parfois ses manifestations désarçonnent ceux qui ne veulent voir en lui qu’une masse d’électeurs autant que ceux qui le parent de toutes les vertus. Ainsi ne peut être peuple l’émeutier ou le Gilet jaune parce que « nous ne voulons pas un peuple, écrit Déborah Cohen, nous voulons celui que nous connaissons, celui qui a porté les ruptures passées », le communard, l’ouvrier de 1936 ou celui de Billancourt ; un peuple désirable, en somme.
Dans la lignée d’un Marx déclarant que le communisme est « le mouvement réel qui abolit l'état actuel », Déborah Cohen nous propose une nouvelle définition du peuple, si tant est que nous soyons obligés de recourir au à ce mot : le Peuple est « là où se défait l’existant, pour reconstruire autre chose. (…) Peuple est l’ensemble de celles et ceux qui font, qui construisent l’avenir ». Il n’est plus foule, masse ou même rue (cette rue qui n’a pas à gouverner, nous disent les puissants élus par le vrai peuple), il est force hétérogène et agissante dans et hors les lieux de production, toujours en « perpétuelle reconfiguration » car Peuple n’est pas un état mais une « façon d’agir à certains moments ».

1 D’autant, nous dit l’auteur, que des « chiffres alternatifs peuvent combler des manques dans la production officielle des données » sur le mal-logement, les féminicides...
2 Je vous renvoie à la lecture de l’excellent bouquin de Vincent Dubois, Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre, Raisons d'agir, 2021.
3 Alain Blum et Martine Mespoulet, L’anarchie bureaucratique. Pouvoir et statistique sous Staline, La Découverte, 2003.