Estelle Deléage, Paysans alternatifs, semeurs d’avenir, Le Bord de l’eau, 2023.

Qui sauvera l’agriculture ? C’est d’une certaine façon à cette question que répond la sociologue Estelle Deléage avec son livre Paysans alternatifs, semeurs d’avenir publié par Le Bord de l’eau.
Il y a vingt ans, un paysan (et il tenait à cette identité) m’avait glissé à l’oreille qu’il ne fallait pas compter sur les agriculteurs pour remettre en question l’agrobusiness, son culte de la technique et sa quête effrénée de productivité : ils étaient trop intéressés, à titre individuel, au maintien du statu-quo pour imaginer un autre modèle plus respectueux des écosystèmes et des consommateurs. Deux décennies plus tard, a-t-on des raisons d’espérer ? Oui… mais avec pondération.
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Oui, car comme le souligne l’autrice, les paysans alternatifs « sont passés, en un peu moins d’une génération, d’un statut d’agriculteurs marginalisés (…) à un statut d’agriculteurs minoritaires. » Cependant, il n’aura échappé à personne que l’agriculture biologique, par exemple, s’est industrialisée à une vitesse impressionnante et a construit sa niche au coeur du modèle agricole dominant. Car le danger est là, dans la capacité du capitalisme à digérer, intégrer la dissidence.
La critique de l’agrobusiness a plus d’un demi-siècle, mais c’est véritablement dans la décennie 1970 qu’elle se fait entendre, portée par les paysans-travailleurs et les associations pionnières dans la défense d’un contre-modèle agricole ; et fichtre, les paysans/agriculteurs sont passés maîtres dans l’art de construire des structures collectives d’entraide, d’information et de formation… et de parvenir à les faire subventionner par l’Etat. En 1999, la loi d’orientation agricole « reconnaît le caractère multifonctionnel de l’agriculture française ». L’institutionnalisation est en route…

Qui sont ces paysans alternatifs ? Ils ont des profils différents mais tous valorisent l’autonomie, l’entraide, le partage des savoir-faire, la capacité à travailler sans tomber dans l’engrenage de la technique. Estelle Deléage rappelle ces mots du philosophe André Gorz : « Travailler n’est pas seulement produire des richesses économiques ; c’est toujours aussi une manière de se produire ». Ces paysans non-conformistes, ouverts d’esprit, soucieux d’écologie, n’entendent pas perdre leur vie à la gagner. Ils cherchent à « penser autrement la fonction et le sens du travail », renouer avec le consommateur, expérimenter, sans cesser d’être dupes : leurs associations sont en danger. D’un côté leur institutionnalisation « participe de la reconnaissance de l’agriculture durable », de l’autre, les pratiques qu’elles promeuvent peuvent être récupérées, instrumentalisées.
Estelle Deléage pose la question : « Faut-il rester dans l’entre-soi avec des exigences fortes en matière d’alternatives au productivisme agricole ou au contraire s’ouvrir vers l’extérieur pour que les pratiques se diffusent, avec le risque néanmoins que ces pratiques soient totalement récupérées voire détournées ? »

A l’heure de l’agriculture 4.0, des fermes-usines, des drones, du GPS et du bio industriel, on mesure à quel point ces paysans alternatifs sont sur une ligne de crête… et nous aussi. Avouons-le, le capitalisme à l’heure néo-libérale a peu d’appétence pour la coexistence pacifique.