Brendan McGeever, L’antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Les Nuits rouges, 2022.

Friedland, Rafes, Lipets ou encore Dimenstein sont au coeur du livre de Brendan McGeever, « L’antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), publié par Les Nuits rouges. Qui sont-ils ? Des militants juifs, socialistes et parfois sionistes, qui, durant une poignée d’années, luttèrent avec pugnacité pour que le pouvoir bolchevique ne néglige pas la lutte contre l’antisémitisme.

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La judéophobie, cette psychose héréditaire et incurable1, a profondément marqué la Russie tsariste, et chaque Juif russe a en mémoire les pogroms de Kichinev (Moldavie, 1903 et 1905) ou Bialystok (1906).
La guerre civile qui ravage le pays à partir de 1917 est marquée par des flambées de violence auxquelles n’échappe pas la communauté juive. L’antisémitisme est une arme entre les mains des Blancs, pour lesquels le Juif est un bolchévik avéré ou en puissance. Brandir la haine du juif est également un moyen d’attirer l’immense masse paysanne à qui on a répété depuis des décennies que le Juif incarnait l’avidité. Mais, et en cela réside l’intérêt du travail de Brendan Mc Geever, ces massacres et pogroms ne furent pas le seul fait des partisans du Tsar. L’armée rouge ne fut pas épargnée, et les violences qu’on lui doit ne furent en rien marginales. Pour beaucoup de soldats de cette armée rouge faite de bric et de broc, et dont l’indiscipline est la règle, lutter pour le bolchevisme et contre les "youpins" est une seule et même chose : le Juif, c’est le bourgeois qui spécule en stockant des céréales alors que la faim tenaille les ventres ! Ainsi, « politiques révolutionnaires et antisémitisme le plus rétrograde pouvaient cohabiter dans l’imaginaire populaire ».

Face à ces « pogroms rouges » qui le désarçonne puisqu’il n’a de cesse de répéter que l’antisémitisme est contre-révolutionnaire, le pouvoir bolchevik est plus attentiste que volontariste. Il sait que certains gradés de l’armée rouge laissent faire leurs troupes, voire même les stimulent : c’est le cas de Grigoriev, ancien officier tsariste qui les a rejoint avec ses troupes ; allié encombrant que cet antisémite organisateur de pogroms. Il sait que d’autres n’ont en tête que le gain territorial : il faut repousser l’ennemi avant tout, même si dans le tumulte, la communauté juive est prise à partie.

A Moscou, il faut tout l’engagement de militants juifs non bolcheviks mais à la tête d’un organisme d’État dédié à la lutte contre l’antisémitisme, pour convaincre le pouvoir de ne pas en rester aux pétitions de principe. Mais McGeever le souligne : les articles dans la presse, les campagnes éducatives ou la répression des pogromistes ont du mal à s’inscrire dans la durée car la peur de se couper des masses ouvrières et paysannes freine les initiatives. Pour preuve, nous dit McGeever, cette recommandation manuscrite relative à l’Ukraine écrite par Lénine en novembre 1919 et retrouvée dans les archives, indiquant qu’il fallait limiter le nombre de Juifs dans les institutions du parti et du gouvernement et augmenter leur présence dans l’armée2, ceci afin de contrecarrer la propagande antisémite qui ne voyait dans le Juif qu’un profiteur, et non un travailleur. En clair, lutter contre les antisémites tout en avalisant leurs préjugés. Comme le souligne l’auteur, « chaque mesure prise par les bolcheviques dans la campagne contre l’antisémitisme risquait toujours de perpétuer la logique racialisante qu’ils cherchaient à critiquer » ; logique qui n’épargna pas le mouvement sioniste qui fit de la fabrique d’un Juif nouveau, travailleur manuel et bâtisseur et non plus boutiquier ou professeur, la condition de réalisation de son rêve colonial3.

1 J’emprunte ces mots à Léon Pinsker, auteur d’Autoémancipation ! Avertissement d’un Juif russe à ses frères (1882)
2 L’auteur indique que les jeunes Juifs intégrèrent l’armée rouge massivement, voyant en elle un moyen de lutter contre l’antisémitisme. Il note également l’émergence de milices juives d’autodéfense durant cette période.
3 « Contrairement au Juif de diaspora, le Nouveau Juif (devra travailler la terre, être vigoureux et sain de corps, puisant dans sa terre, sa vigueur et sa fierté. » (Avner Ben-Amos, Israël. La fabrique de l’identité nationale, CNRS Editions, 2010, p. 20).