Emilio Crisi, Révolution anarchiste en Mandchourie (1929-1932), Editions Noir et Rouge, 2019.

Sept ans avant la Révolution espagnole, des drapeaux noirs flottèrent sur une terre inhospitalière. Emilio Crisi nous en dit plus avec son livre Révolution anarchiste en Mandchourie (1929-1932) publié par les éditions Noir et rouge.

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Si la guerre civile espagnole fut amplement racontée, commentée, analysée, et à raison, le mouvement insurrectionnel mandchou le fut beaucoup moins. Comme le souligne avec regret Emilio Crisi, Argentin de nationalité, « l’historiographie libertaire a montré peu d’intérêt pour des événements s’étant déroulés hors d’Europe »1. Patiemment, l’auteur a rassemblé des matériaux divers émanant de militants anarchistes, communistes ou nationalistes et tenté de lever le voile sur ce mouvement insurrectionnel méconnu.

La Mandchourie est un territoire situé au nord de la Chine, un territoire immense bordé au sud-est par la Corée, alors sous tutelle japonaise. Un pouvoir nippon qui n’a que mépris pour la population coréenne qu’il juge arriérée. La Corée n’est pour lui qu’un grenier à riz et qu’un moyen d’atteindre son ennemi principal : la Chine voisine. Ceci explique à la fois le fort sentiment anti-colonialiste ou anti-impérialiste des Coréens, et les forts mouvements de migration dans la Mandchourie voisine, afin d’échapper aussi bien à la pression fiscale qu’à la répression politique brutale. Dernier élément à ne pas négliger : la Chine des années 1920 est un territoire gigantesque où s’affrontent des seigneurs de la guerre2, des nationalistes et le jeune Parti communiste. Guerres, grèves ouvrières, insurrections paysannes : la Chine est une véritable poudrière, sans unité politique, qui sera incapable de résister à l’invasion japonaise, dont la Mandchourie en 1931 sera la première victime.

La Mandchourie est donc un territoire singulier, hostile sur lequel vivent depuis le début du 20e siècle des populations d’origines diverses que des guérillas protègent des incursions militaires japonaises. C’est dans ce contexte que les anarchistes lancent un mouvement insurrectionnel. En 1929, il crée une commune libertaire, en lien avec une fraction du mouvement nationaliste armé la plus sensible à la question sociale qu’incarne Kim Jwa-Jin, aujourd’hui héros national coréen dont l’historiographie a gommé les liens avec les anarchistes. Le but est double : repousser l’ennemi japonais pour retrouver l’indépendance nationale ; favoriser l’auto-administration et l’autonomie politique et sociale des masses paysannes… ce qui signifie également résister à toute force politique se voulant hégémonique ; le jeune Kim-Il-sun n’aura ainsi que mépris pour cette révolution libertaire exaltant « l’ultra-démocratie et la liberté sans restriction », et les communistes coréens auront un rôle actif dans la liquidation de ladite commune.

Ce mouvement libertaire ne partait pas de rien puisque les militants qui l’animait avaient une décennie d’expérience de lutte derrière eux, en Chine comme en Corée. Il étaient à la fois idéalistes et pragmatiques, conscients que sans recours aux armes, toute résistance était impossible.
En 1932, l’armée japonaise, en lien avec les seigneurs de la guerre chinois, prend le contrôle de toute la Mandchourie. Les communards coréens sont tués, jetés en prison ou poussés à l’exil. Le rêve libertaire prend fin, et la dictature japonaise s’installe : « Les opprimés de la région subirent un régime bien pire d’esclavage, de brimades et de famine. Les entreprises japonaises (…) en vinrent à fusiller les ouvriers grévistes et même les malades, afin d’éviter des frais de santé, pratique déjà utilisée dans la péninsule coréenne. »


1. Domenico Tarizzo (L’anarchie. Histoire des mouvements libertaires dans le monde, Seghers, 1978) n’en parle pas.
2. Jean-Marie Bouissou, Seigneurs de guerre et officiers rouges 1924-1927, Mame, 1974.