Otto Nückel, Destin, Editions Ici-bas, 2021.

Le peintre, illustrateur, graveur et caricaturiste Otto Nückel, né en Allemagne en 1888, est l’auteur d’une œuvre importante, mais c’est un roman graphique sorti en 1926 qui l’installa définitivement comme l’un des grands artistes de sa génération. Cette œuvre s’appelle Destin et les éditions toulousaines Ici-bas viennent de lui redonner vie ; ouvrage préfacé par Seth Tobocman, auteur de bande dessinée américain, et postfacé par le canadien George Walker qui insiste notamment sur la technique particulière utilisée par Nückel : la gravure sur plomb et non sur bois.

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Destin est un roman graphique sans paroles, sommairement chapitré, qui nous met dans les pas d’une femme des classes populaires. Destin tragique évidemment. Pourtant, la couverture nous montre une femme sortant de prison, abandonnant un espace clos et sombre pour un dehors ensoleillé. Nous pourrions croire que… mais il n’en est rien.

Parler de Destin, c’est parler d’alcoolisme, de misère, de violence domestique et de violence tout court, de travail harassant, de maternité non désirée, de prison, de prostitution, de désespoir et de mort. Le dessin est aussi sombre que la vie de cette femme dont on ne voit presque jamais le visage puisqu’elle vit tête baissée comme accablée par sa condition et l’humiliation qui en découle. Peinture sévère d’une société sans pitié pour ceux d’en bas. L’Allemagne des années 1920 était une société en pleine décomposition sociale, épuisée par quatre années de guerre et par ces réparations qu’il fallait payer aux vainqueurs de la Grande boucherie. Mais rien ne rappelle l’Allemagne de ces années-là, sinon les uniformes et casques à pointe, et je ne sais si Nückel accordait de l’importante au fait de fixer géographiquement son récit. Destin nous raconte en fait une histoire universelle, celle d’une femme prisonnière de sa condition sociale.

« Les romans sans paroles appartenaient à un mouvement artistique animé par une conscience sociale » nous dit Seth Tobocman, et ce courant artistique avait fait du peuple, du prolétariat, son sujet principal. C’est par le dessin que Nückel dénonçait le capitalisme et la condition féminine. C’est par le dessin qu’il invitait le lecteur à voir dans les désordres sociaux des conséquences du système social, car les classes laborieuses ne sont pas des classes dangereuses par choix, mais par fatalité.
George Walker parle à propos de ce roman de storyboard de film muet. Il a raison. Le talent de Nückel réside dans son talent narratif, sa capacité à suggérer plus qu’à démontrer. Il revient alors au lecteur de s’emparer de ces deux cents dessins et d’imaginer.
Destin est un livre sur les femmes, sur la pauvreté et sur le poids des déterminismes sociaux, des habitus. Destin n’est pas un livre optimiste mais la peinture sombre d’un monde sans pitié pour les faibles et les mal nés. En ce sens, il n’a rien perdu de sa pertinence.