Sylvain Boulouque
Julien Le Pen, un lutteur syndicaliste et libertaire
ACL, 2020.

Il est des Le Pen plus fréquentables que d’autres. Julien Le Pen est de ceux-là. C’est à ce personnage peu connu du syndicalisme révolutionnaire français que l’historien Sylvain Boulouque a consacré son dernier livre édité par l’ACL : Julien Le Pen, un lutteur syndicaliste et libertaire. Ce Morbihanais de naissance installé à Paris, travailleur dans le bâtiment, n’est pas devenu anarchiste dès ses premiers pas dans les bagnes capitalistes. Pour l’auteur, son adhésion au mouvement libertaire survient vers ses trente ans, et c’est surtout la Première Guerre mondiale qui affermit ses convictions anti-autoritaires, et avant-tout syndicalistes révolutionnaires. Cette anthologie court sur une vingtaine d’années, des espoirs révolutionnaires de 1919 aux sombres perspectives de 1940, rassemblant des textes destinés à la presse anarchiste et des interventions lors de congrès syndicaux. Et c’est passionnant.

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Julien Le Pen n’est pas un théoricien, un doctrinaire ou un donneur de leçons sectaire. C’est un ouvrier révolutionnaire profondément attaché aux valeurs défendues par le syndicalisme révolutionnaire, dont l’itinéraire est révélateur : en 1921, il quitte la CGT parce qu’elle est réformiste ; il fonde la CGT-Unitaire mais s’en sépare en 1924 parce qu’elle est phagocytée par le Parti communiste ; il refuse de s’engager en 1926 dans la CGT-SR (syndicaliste révolutionnaire) parce qu’il ne désire pas plus que le syndicalisme soit « absorbé par l’anarchie » ; il retourne alors à la CGT où il combat avec âpreté la collaboration de classes et le syndicalisme de délégation. Tel est Julien Le Pen, un personnage singulier au « carrefour de deux cultures sociales, politiques contradictoires : réformistes chez les révolutionnaires et révolutionnaires chez les réformistes. »

Le Pen défend avec pugnacité le syndicalisme contre ce qui le menace : son intégration dans les rouages démocratiques bourgeois, sa soumission aux partis politiques et aux sectes, son éparpillement et son affadissement. Il critique sévèrement la politique de présence de la direction de la CGT qui doit lui rappeler les années sombres de l’Union sacrée, il n’a pas de mots assez durs pour fustiger les communistes, leur absence de moralité et leur servilité à l’égard de Moscou. Il défend un syndicalisme qui ne soit pas une « sélection d’individus » ayant les mêmes convictions idéologiques mais un « ensemble d’individus que l’exemple, l’éducation, la propagande doivent instruire et améliorer pour les émanciper ». Et s’il est attaché à l’idée d’une « CGT unique de classe », il la veut reposant sur au moins deux principes : indépendance à l’égard de tous les partis et action directe. C’est pourquoi la réunification de la CGT le laisse dubitatif car il n’a aucune confiance dans la capacité des communistes à respecter l’autonomie du syndicat et le droit à la libre expression. Quant à l’action directe, rappelons-le, elle n’est nullement une apologie de la violence mais, comme le disait Emile Pouget, un anti-démocratisme, un rejet de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme et de la délégation de pouvoir1. Le Pen, qui se définit comme « syndicaliste intégral », veut des travailleurs debout, non des moutons et des suiveurs, il veut des syndicalistes et non des syndiqués, et il veut que Le Peuple, le journal confédéral de la CGT, soit à cette image : combatif, offensif, éducateur, de façon à ce qu’il concurrence la presse politique. Car le syndicalisme peut se suffire à lui-même...

Révolutionnaire, il l’est. Et s’il a le sens de la formule, ce n’est ni un boute-feu, ni un braillard. Rares sont les textes où sa plume se fait pamphlétaire, même quand il combat la syndicalisation des fonctionnaires de police par la CGT ou règle ses comptes avec les communistes. En nous proposant ces écrits de Julien Le Pen, Sylvain Boulouque nous plonge dans ce tumultueux entre-deux-guerres qui vît le syndicalisme ouvrier connaître pour la première fois la division, et donc la concurrence. Division et concurrence don nous ne sommes jamais sortis.

Note :
1. Emile Pouget, L’action directe et autres écrits syndicalistes (1903-1910), Agone, 2010.