Pierre Madelin
Faut-il en finir avec la civilisation. Primitivisme et effondrement
Ecosociété, 2020.

Caricaturons. Il fut un temps, lointain, où l'homme, ce sauvage qui était bon, vivait en harmonie avec la nature. Il traversait plaines et forêts, et prélevait ce qui lui était nécessaire pour vivre, sans se soucier du surlendemain. Puis, O malheur !, le chasseur-cueilleur nomade se fit agriculteur. Il inventa alors la sédentarité, la civilisation, la domination et l’aliénation. C’est à ce discours auquel s’attaque le philosophe Pierre Madelin dans Faut-il en finir avec la civilisation. Primitivisme et effondrement, publié par Ecosociété.
Sans mépris ni agressivité, s’appuyant sur les travaux de préhistoriens et d’archéologues, et après avoir souligné que « jamais nous ne saurons avec une exactitude sans faille quels étaient les rapports sociaux au sein des groupes humains du paléolithique », Pierre Madelin indique que rien ne permet d’affirmer que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient, du fait de leur mode de vie et de subsistance, pacifiques et égalitaires. On sait ainsi, par l’analyse des squelettes, qu’on y mourrait fort jeune et bien souvent de mort violente ; le « vagabond romantique » était un guerrier avant tout. Dans la foulée des travaux d’Alain Testart, il nous invite à rechercher les racines de la différenciation sociale non dans le passage à l’agriculture, mais antérieurement dans le choix opéré par certaines sociétés de stocker la nourriture. En conséquence, au lieu de « révolution néolithique », il vaudrait mieux parler d’évolution lente des sociétés de chasseurs-cueilleurs passant du nomadisme à la sédentarité, tout en gardant en mémoire la pluralité des trajectoires d’adaptation des groupes humains aux conditions qu’ils rencontrent.

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Pour Pierre Madelin, le primitivisme s'inscrit dans la tradition américaine de l'éloge du monde sauvage, ce que les Américains appellent le culte de la « wilderness » ; un culte né comme une réponse à la société industrielle et au capitalisme qui réduit « la nature à un entrepôt de ressources ». Mais ce culte prit la forme, dès la fin du 19e siècle, de politiques de sauvegarde lourdes de sens et de conséquences. Car ces territoires présentés comme sauvages et indomptés, à préserver de la Civilisation et du capitalisme, à transformer en parcs ou à sanctuariser, furent conçus épurés de toute présence humaine. Au nom de leur préservation, les Amérindiens qui les parcouraient furent sommés de déguerpir. Au nom de la sacralisation de la nature sauvage, de la « vraie nature », ceux pour qui elle n’était en rien sauvage furent considérés comme des intrus ; voilà ce qui peut arriver quand on fait de l’Homme, et non d’un mode de production ou d’une philosophie particulière, un « ennemi » de la nature. Depuis, ces politiques d’expulsion/d’expropriation des populations locales ont fait des émules sur tous les continents comme s’il était inenvisageable ni souhaitable de penser la sauvegarde de la « nature » en s’appuyant sur les pratiques et les savoirs locaux. Les décennies passant, ces espaces, incarnations fantasmées de la beauté originelle du monde, sont devenus des spots touristiques incontournables, des lieux de récréation pour le travailleur abonné aux lieux de production.

N’accablons pas les défenseurs de la « nature sauvage ». La plupart d’entre eux célébraient tout autant la beauté des paysages que la capacité des populations autochtones à s’y mouvoir en les respectant ou la nature-refuge pour tous les dominés, dont le marronnage des esclaves fut l’une des expressions1. Ils n’étaient ni racistes, ni colonialistes, à l’image d’un Henry David Thoreau, et leur défense de la nature n’était qu’une des facettes de leur critique du monde capitaliste. Ils n’ont rien de commun avec ces multi-milliardaires installés au Wyoming qui ont donné leurs terrains à l’État pour qu’il en fasse un parc, contre déductions fiscales et, du fait de la réduction du nombre de terrains à bâtir, promesse d’y vivre dans l’entre-soi2.

Pour Pierre Madelin, face au désastre écologique actuel, il ne sert à rien de fantasmer, comme le font certains, un « passé lointain et inaccessible » qui pousse les individus à chercher « dans la nature une échappatoire à l’histoire et à ses insolubles contradictions, une plénitude et une perfection que la société ne peut pas lui offrir. » Le combat est à mener ici, pour sauver ce qui peut l’être encore. Et si le primitivisme peut avoir une utilité, nous dit l’auteur, c’est parce qu’il nous pousse à nous demander « quelle est la racine historique et anthropologique des désastres socio-écologiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ».

Notes
1. Cf. Aline Helg, Plus jamais esclaves ! De l'insoumission à la révolte, le grand récit d'une émancipation (1492-1838), Le Découverte, 2016 ; James C. Scott, Zomia ou l'art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.
2. Je vous renvoie à l’article de Gilles Laferté « Le rodéo des milliardaires » (https://laviedesidees.fr/Justin-Farrell-Billionaire-Wilderness.html)