Résumons. En 1936, des militaires réunis autour du général Franco tentent de renverser la jeune république espagnole. La tentative de putsch est contrée sur une large partie du territoire par l'action énergique et armée des militants ouvriers, notamment anarchistes. En Catalogne, bastion ouvrier et poumon économique de l'Espagne, ces derniers sont hégémoniques. Alors qu'il peuvent prendre le pouvoir et faire la révolution qu'ils appellent de leurs vœux depuis des décennies, les dirigeants anarchistes décident de ne pas toucher aux institutions en place et, mieux (ou pire !), de prendre pied dans les institutions au nom de la défense de la République contre le fascisme. Et c'est ainsi que des anarchistes devinrent ministres. Les mois passant, les relations au sein du camp républicain se dégradent et les anarchistes doivent avaler nombre de couleuvres (arrêt de la collectivisation, militarisation des milices) jusqu'aux tragiques journées de mai 1937 à Barcelone où une partie des anarchistes affrontent les armes à la main le pouvoir républicain de plus en plus contrôlé en sous-main par l'URSS stalinienne. Mais là encore, les dirigeants de la CNT et de la FAI les appellent à rentrer dans le rang au nom de l'unité antifasciste.
Ainsi donc les militants anarchistes les plus en vue ont fait un choix : celui de privilégier l'unité antifasciste au lieu de faire la Révolution ; celui de laisser en place les institutions de la jeune République plutôt que d'imposer « sa dictature ». Et depuis, la galaxie anarchiste et « ultra-gauche » se déchire à propos de ce choix tactique, funeste pour les uns, inévitable pour les autres.

Lorsque Diego Camacho prend contact avec Juan Garcia Oliver à la fin de l'année 1970, il est en train de rédiger une biographie de Buenaventura Durruti. Adolescent lors de la guerre d'Espagne, Camacho ne peut être qu'intéressé par ce que peut lui apprendre une figure légendaire de la CNT, Juan Garcia Oliver, ce partisan du « tout pour le tout » qualifié de bolchevik par certains qui mis en minorité dans la CNT, accepta, par discipline, d'être ministre !

Mais voilà, ces échanges épistolaires n'ont à mes yeux qu'un intérêt historiographique par la faute d'un Garcia Oliver arrogant comme un paon et sentencieux. On assiste à une sorte de dialogue de sourds entre un Camacho, désireux de comprendre ce qui s'est joué en ces temps troublés afin de ne pas écrire de bêtises, et un acteur central du conflit qui ne lui délivre quasiment rien puis, une fois le livre sur Durruti sorti, en fait une critique acide, violente pointant tout autant les erreurs factuelles que d'interprétation. Garcia Oliver se révèle là comme dans ses mémoires3 : insupportable ; à le lire, il n'y avait guère que lui à avoir été à la hauteur de l'événement, et surtout pas Durruti...

L'intérêt de ce livre ne réside donc pas tant dans ces échanges souvent rugueux que dans l'annexe qui suit. Dans ces 29 « Thèses sur la guerre d'Espagne et la situation révolutionnaire créée le 19 juillet 1936 en Catalogne », Agustin Guillamon, historien de formation, animateur de la revue Balance et coordonnateur de cet ouvrage nous livre son analyse. Qu'aurait dû faire la CNT ? Ni prendre le pouvoir comme le préconisait Garcia Oliver, ni sombrer dans la collaboration de classes (option choisie), mais laisser agir les comités révolutionnaires nés spontanément dans la tourmente, les aider à se coordonner, à se transformer en véritables conseils ouvriers au lieu de prétendre les incarner au sein d'un gouvernement d'union antifasciste. Ce faisant, les forces révolutionnaires (et en premier lieu la CNT) ont fait le jeu de la contre-révolution et désarmé les secteurs les plus avancés du prolétariat. C'est pour cela que Guillamon affirme qu'il n'y a pas eu de révolution prolétarienne en juillet 1936, qu'il a manqué au prolétariat ibérique non un parti le guidant sur le chemin de la Révolution mais une avant-garde ferme sur les principes pour éviter qu'il ne s'égare ou ne se fasse duper. Que ce serait-il passé alors si ce qu'il fallait faire selon Guillamon s'était réalisé ? Nul ne le sait, nul ne peut le dire. Le mouvement révolutionnaire a-t-il raté son rendez-vous avec l'histoire dans l'Espagne convulsive de 1936-1937 ? Assurément, et c'était l'avis également de Garcia Oliver qui, dans ses mémoires, écrivit ceci  : « Depuis le jour où j'ai proposé de prendre tout le pouvoir, je n'ai jamais cessé d'attendre que se présente une autre opportunité de pouvoir le faire. »

Notes
1. G. Munis, De la guerre civile espagnole à la rupture avec la Quatrième Internationale (1936-1948). Textes politiques, oeuvres choisies (tome 1), NPNF, Ce marxiste révolutionnaire est peu connu en France sinon comme co-auteur d'une brochure célèbre avec le poète surréaliste révolutionnaire Benjamin Péret (Les syndicats contre la révolution) ;
2. Michel Olivier (Coord.), L'anarchisme d’État, La Commune de Barcelone, NPNF, 2015. Voir ma chronique.
3. Juan Garcia Oliver, L'Echo des pas, Le Coquelicot, 2014. Voir ma chronique.