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Dès les origines du capitalisme, le développement des technologies a partie liée avec les savoir-faire ouvrier, la machine devant se les accaparer et les rendre ce faisant obsolètes sous leur forme ancienne. Il s’agit pour le capitalisme de produire toujours plus, toujours plus vite avec des travailleurs de plus en plus interchangeables. C’est pourquoi la lutte des classes prît la forme d’un combat pour la défense des qualifications ouvrières et de l’autonomie dans l’organisation du travail ; et on se sait ce que le mouvement social doit à l’aristocratie ouvrière.

Avec le célèbre exemple des Luddites, ces tisserands indépendants, briseurs de machines dans l’Angleterre du début du 19e siècle, David Noble nous rappelle opportunément que ces travailleurs s’opposaient à l’introduction des machines à tisser et filer parce que cette évolution entraînait, non seulement la mise au chômage de nombre d’entre eux mais aussi la régression des droits et des capacités d’action de ceux qui, d’artisans indépendants travaillant à façon devenaient des prolétaires soumis à l’ordre de la fabrique. Goûtez le ton ironique employé par Lord Byron qui se fit leur défenseur devant la Chambre des lords : « Les ouvriers sans ouvrage, dans l’aveuglement de leur ignorance, au lieu de se réjouir de ces perfectionnements dans les arts, si avantageux au genre humain, se regardèrent comme des victimes sacrifiées à des améliorations techniques. Dans la folie d eleur cœur, ils s’imaginèrent que l’existence et le bien-être de la classe laborieuse et pauvre étaient un objet de plus grande importance que l’enrichissement de quelques individus. »

L’histoire sociale est jonchée de luttes contre des évolutions technologiques pensées sans le peuple, et contre lui. Les Etats-unis ont connu des grèves importantes dans les années 1970, comme à Lordstown par exemple, usine ultra-moderne installée dans un coin perdu de l’Ohio et peuplée de prolétaires sans culture syndicale. La direction pensait y trouver paix sociale et productivité, elle récolta des formes de refus du travail, de la résistance collective, des grèves sauvages contre les cadences, de l’opposition au travail des robots. Au centre de tous ces combats : la lutte pour le contrôle du travail et du développement technologique.
Dans les années 1980, en Europe, les ouvriers se sont inscrits dans ces luttes contre la dépossession de leur savoir-faire, contre le tout technologique, quand bien même il fallut pour cela passer outre les organisations syndicales. En Angleterre, les ouvriers du groupe Lucas aéronautique ont arraché un moratoire sur l’introduction de nouvelles technologies en occupant l’usine et en se saisissant des machines. Dans sa réflexion sur les luttes contre ce développement néfaste des technologies, David Noble évoque le rôle essentiel des intellectuels. Il plaide pour leur alliance, seule façon d’enrayer cette évolution destructrice qui se traduit par un chômage structurel, de la désagrégation sociale, la dégradation des métiers, la déqualification des travailleurs et l’instabilité politique.

Trente ans ont passé depuis l’écriture de ces textes et force est de contester que les mobilisations des travailleurs ne sont pas parvenues à contenir les mutations technologiques. Pourtant, David Noble reste persuadé qu’elles demeurent essentielles : « La résistance, loin d’être une erreur, écrit-il, n’a jamais été aussi essentielle parce qu’elle permet d’agir à la fois à court terme et à long terme. C’est une réponse aux suppressions d’emplois immédiates mais c’est aussi une opposition directe au marivaudage multinational. Résister à l’automatisation peut entraver la mobilité d’un groupe, restreindre sa capacité d’action et affaiblir son pouvoir sur nos vies et notre avenir. »