L'Islam, comme toutes les religions, fut parcouru dès les premiers siècles par des tendances différentes et contradictoires, tolérantes ou sectaires, ouvertes à l'exégèse ou pas, développant une lecture littérale ou pas des textes sacrés etc. Le fondamentalisme et l'Islam radical ont donc une histoire longue, faites de hauts et des bas en fonction des situations politiques et sociales nationales. Des groupes s'en réclamant sont apparus, ont disparu, ont abandonné le politique et fait le choix du caritatif, par conviction ou choix tactique... Certains considéreront que Daech ou Al-Qaida ne font ainsi que marcher dans les pas de Mahomet lui-même, prophète guerrier, djihadiste, ou bien encore que l'Islam serait, « génétiquement », imperméable aux idées de démocratie, de République, de laïcité, à la différence du christianisme par exemple. Cette idée ne me semble guère pertinente et je pense comme Jean-François Bayart que « la flexibilité de la religion la rend compatible avec tous les régimes politiques (et qu'elle) s'accommode aussi bien de la monarchie que de la république, de l'autoritarisme que de la démocratie. » Je laisserai donc de côté l'explication culturaliste pour expliquer l'existence du jihadisme armé ou du fondamentalisme.

Voici à mes yeux quelques facteurs qui ont favorisé la montée en puissance de cet islam rigoriste. Liste sans doute non exhaustive que je livre à votre sagacité. Je citerai la mort du monde soviétique et plus largement du socialisme étatique comme idéologie émancipatrice. Cette mort a fait imploser/exploser nombre de formations politiques présentes dans les pays que je qualifierai par commodité de « musulmans ». Ces partis de gauche, d'extrême-gauche, laïcs mais parfois sans grande virulence, ont perdu leur parrain et les financements qui allaient avec. La fin du « rêve soviétique » leur a été fatale, et les idéaux de justice sociale et d'égalité n'ont plus été défendus que par la mouvance islamiste ; d’ailleurs, à l’instar des communistes d’appareil se transformant en nationalistes virulents ou en néo-libéraux, certains communistes ont échangé par opportunisme ou convictions leur anthologie du marxisme-léninisme contre un Coran. Cette mort du monde soviétique fut concomitante de la montée en puissance du néolibéralisme et de ses injonctions à développer des politiques de bonne gouvernance. Cela s'est traduit par l'imposition dans la plupart des pays dit du Tiers-monde de plans d'ajustement structurel qui ont détruit peu ou prou les rares filets sociaux de protection mis en place par les différents Etats. Rappelons-nous que le Front islamique du salut algérien est né dans les mois qui suivirent les émeutes de la faim qui secouèrent le pays en 1988. Ces plans d'ajustement structurel, en mettant un frein au développement du fonctionnarisme, a également freiné l'insertion professionnelle d'une jeunesse de plus en plus éduquée, la rejetant dans la précarité sociale. Les structures islamistes radicales ont su capter l'attention d'une partie de cette jeunesse frustrée dans ses désirs de promotion sociale individuelle. L'Islam radical est devenu un outil politique de revanche sociale pour ceux que l’on appelle les cadets sociaux, autrement dit les catégories sociales dominées : jeunes, femmes, minorités…

Je citerai l'échec des politiques de développement. L'Algérie, par exemple, a vécu et continue à vivre sur la rente pétrolière et n'est pas parvenue à développer un véritable secteur industriel dynamique, à trouver une place enviable dans la division internationale du travail. D'où un sous-emploi chronique, un taux de chômage important, l'abandon peu ou prou des politiques d'aménagement du territoire, la migration des diplômés, le développement du travail informel et des trafics illégaux...

Je citerai la corruption et l'autoritarisme des régimes en place, ainsi que leur soumission à l’une ou l’autre des grandes puissances. Aucun pays musulman n'est parvenu à instaurer un régime politique similaire à nos démocraties bourgeoises. Du Maroc monarchiste à l'Irak baassiste de Saddam Hussein, de l'Iran du Shah à l'Egypte de Nasser, ce ne fut que violations des droits de l'homme, kleptocratie, simulacre d'élections et clientélisme. Dans nombre de ces pays, la paix sociale était achetée par la distribution gratuite ou à bas prix de produits de première nécessité. Avec la crise, ce système est devenu moins performant, ce qui a sapé le peu de crédit dont disposaient encore les Etats en question.

Je citerai également les critiques internes au champ religieux. Tout pouvoir étatique, qu’il se dise laïc comme en Turquie ou théocratique fait du contrôle du religieux un enjeu de légitimité. En Iran, la condamnation de l’Etat policier du Shah s’est doublée d’une critique des mollahs chiites de haut-rang, ceux de l’Ecole théologique de Qom, partisans d’un Islam quiétiste. Au Nigéria, Boko Haram est tout autant une révolte contre la misère et la corruption qu’un appel à régénérer un Islam corrompu par les connivences des élites musulmanes avec le pouvoir central et à combattre le prosélytisme des sectes chrétiennes. Ne l’oublions pas : les islamistes radicaux ont beau parler à tout bout de champ de l’Oummah, de la communauté des croyants, ils n’en demeurent pas moins des nationalistes qui inscrivent leur combat dans un cadre géographique précis, fruit de l’histoire, même s’ils prétendent en paroles sans affranchir. L’Islamisme radical est aussi une façon de secouer l’apathie des masses musulmanes, dociles et fatalistes, y compris en semant parmi elles la terreur.

Voici très schématiquement les facteurs essentiels qui ont fait de certains territoires peuplés majoritairement de musulmans des lieux de prédilection pour les salafistes, fondamentalistes et autres autres jihadistes.