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Il doit bien rester quelques centaines d'islamistes radicaux à errer dans les montagnes et forêts du pays, mais d'une manière générale, Ramzan Kadyrov, l'homme fort du pays, tient les rênes du pouvoir aussi solidement que son mentor au Kremlin. François Hollande a promis la même chose mais dans un langage plus châtié ; langage qui sied mieux à un enfant de Neuilly. Il a donc pris son bâton de pèlerin pour convaincre ses partenaires de faire de Daech l'ennemi principal du genre humain. Il ne semble pas que la récolte ait été bonne. Il faut dire qu'il n'y a guère qu'à l'Elysée qu'on considère le Califat comme la force à détruire prioritairement. L’État turc se préoccupe essentiellement de ce qui se passe dans les zones kurdophones. Les Kurdes ne songent qu'à sanctuariser leur zone d'influence et ne seront guère tentés d'en sortir pour s'en prendre à Daech. L'Iran et l'Arabie saoudite se marquent à la culotte, chacun défendant sa sphère d'influence politico-confessionnelle. Bachar El-Assad ne songe qu'à survivre, quitte à se contenter d'un territoire réduit à la zone alaouite. Les Russes, qui disposent d'une base navale dans le port syrien de Tartous, ont tout intérêt à défendre le pouvoir chancelant des Assad s'ils veulent le conserver. L'opposition à Bachar ne sait pas ce qu'elle veut parce qu'elle mêle des forces aux antipodes les unes des autres dont une filiale d'Al-Qaida. La France et les Etats-Unis ont des intérêts divers à défendre dans ce Proche et Moyen-Orients en pleine convulsion, comme aider à la survie de régimes qualifiés d'amis, le contrôle du Canal de Suez, le soutien à l’État d'Israël et le containment de l’Islam radical… Bref, chacun voit midi à sa porte et personne ne s'engagera dans un conflit long et douloureux pour les beaux yeux de la Patrie des droits de l'homme.

Comment liquider Daech, l'empêcher de nuire ? On peut toujours espérer en finir militairement avec l’État islamique mais tous les spécialistes de la chose kakie sont d'accord sur un point : cela risque de coûter cher en vies humaines « occidentales » sur le terrain, autrement dit sur le sable du désert, étant entendu que Daech ne disparaîtra pas sous les tapis de bombes et les frappes chirurgicales. En fait, les Etats « occidentaux » ne rêvent que d'une chose : faire que des Arabes et des Perses fassent le boulot à leur place ; faire que l'Arabie saoudite et son ennemi juré, l'Iran, s'impliquent ensemble pour libérer la Syrie de Daech.

L'autre option, qui n'est pas forcément une alternative, est de travailler à fissurer la nébuleuse Daech. Daech ne doit sa force qu'au soutien que lui apporte une partie des sunnites irakiens. Une partie seulement, puisque des clans ont choisi de supporter le pouvoir de Bagdad bien que celui-ci, sous Nouri al-Maliki, ait multiplié les violences anti-sunnites, assassinant des personnalités, tirant sur des manifestants. Les sunnites qui contrôlaient le pouvoir sous Saddam Hussein ne supportent pas leur marginalisation orchestrée par le pouvoir irakien soutenu par les Américains depuis 2003. En ce bas monde où tout peut s'acheter du moment qu'on y met les formes et le prix, il est tout à fait envisageable de négocier avec des chefs de clans sunnites irakiens pour les rallier à la cause du monde libre. Si on leur garantit de nouveau un accès au gâteau, autrement dit à l'aide internationale, on pourrait bien assister à quelques retournements d'alliance… A mes yeux, la seule façon d'en finir avec Daech consiste à rendre l’Etat islamique infréquentable pour toutes les élites syrico-irakiennes. Infréquentable non par ses méthodes sanguinaires et son idéologie, parce que ce n'est pas la morale qui guide le monde des affaires et de la politique, mais infréquentable parce que nuisible aux affaires (au sens économique et politique). Il y a en Irak, en Afghanistan, en Afrique, des seigneurs de la guerre qui contrôlent des portions du territoire national et se vendent au plus offrant. Parmi les combattants de Daech, il y a donc beaucoup d'opportunistes qui sauront saisir d'autres opportunités si Daech venait par son radicalisme à mettre en danger leur business. On pourrait analyser l'actuel conflit en Irak et en Syrie comme un affrontement confessionnel opposant des sunnites à des chiites. Il y a de cela bien sûr, mais cela ne doit pas faire oublier que l'essentiel est ailleurs. Ici comme là-bas, un conflit « ethnique » ou « religieux » n'est rien d'autre qu'un conflit politique et social, et il est à analyser comme tel. Ne saisir que l'angle du religieux empêchent de comprendre pourquoi des clans sunnites de la province d'Al-Anbar ont préféré soutenir le chiite Nouri Al-Maliki et les Américains en 2007-2008 alors que d'autres combattaient les apostats ? Pourquoi l’État saoudien dont le wahabisme militant est l'une des sources d'inspiration des djihadistes contemporains, a-t-il lié son sort à celui des Etats-Unis au lieu de le combattre ou de le tenir à distance ? Pourquoi des milices sunnites syriennes anti-Bachar El-Assad peuvent passer au gré des circonstances du côté d'Al-Qaida (front Al-Nosra) ou du côté de Daech, son ennemi juré ? Ce qu’il faut garder en tête c’est le poids du local et du régional dans les stratégies développées par les différents groupes armés, comme c’est le cas aujourd’hui en Libye en pleine guerre civile où chaque seigneur de la guerre fait allégeance à Daech ou Al-Qaida sans que cela n’implique un alignement sur les positions idéologiques de leur parrain. L’exemple le plus étonnant est celui des brigades Ansar Al Charia qui, selon leur ville d’implantation en Libye (Bengazi, Syrte…) s’allient à Daech ou lui font la guerre.

Si d'aventure, de nouveau, des troupes venaient à s'installer en Syrie et en Irak, il serait souhaitable de faire ce qui n'a que trop rarement été fait, c'est-à-dire répondre vite et bien aux besoins sociaux des populations : faire que tous les foyers aient l'eau courante et l'électricité, remettre en état des services publics, faire fonctionner les écoles, faire que ce soit la justice et non l'arbitraire qui soit la règle, attaquer la corruption à la base comme au sommet… Les populations locales, usées par des décennies d'autoritarisme politique et de guerre, n'en demandent sans doute pas beaucoup plus !

Si les jihadistes et les islamistes radicaux sont perçus par certains comme des sauveurs, ce n'est pas tant parce qu'ils incarneraient l'Islam pur des origines mais parce qu'on les espère moins pourris et corrompus que ceux qu'ils viennent de chasser. C'est parce que la corruption et la violence d'Etat règnent que le rigorisme moral, l'ascétisme et le désintéressement prônés par les islamistes radicaux sont parvenus à conquérir les têtes et les coeurs. C'est parce que la jeunesse se sait ou se pense sans avenir, qu'elle n'a pas de boulot, qu'elle est incapable de s'émanciper de la tutelle familiale, de s'autonomiser et de mener une vie d'adulte qu'elle voit dans la migration ou le Jihad une réponse à ses frustrations. C'est parce qu'elle se sait condamnée, qu'elle se fait kamikaze. Je ne nie pas l'existence de jihadistes prêts à se faire sauter le caisson au nom d'Allah (comme le pourrais-je ?), mais je pense qu'il est nécessaire de relativiser la part de l'idéologie jihadiste dans la décision de s'engager dans la lutte armée. Ou, pour le dire avec les mots du sociologue Jean-François Bayart, fin connaisseur de l'Islam politique, il ne faut pas « prendre les vessies de la foi pour les lanternes du politique en tenant pour argent comptant les préceptes religieux et en feignant de ne pas voir que les croyants n'en font qu'à leur tête. » Timbuktu, le très beau film d'Abderrahmane Sissako, nous montrait ainsi des jihadistes fumant en cachette ou parlant football, toutes choses pourtant interdites.

Realpolitik diront certains. Ils ont raison : cela en est. On ne peut espérer en finir avec Daech sans s'appuyer sur les structures sociales (appelons-les tribales ou claniques) des pays concernés. On ne peut espérer en finir avec Daech en oubliant la tendance au factionnalisme si répandue dans le monde arabe. Mais en finir avec Daech ne signifie nullement en finir avec l'Islam radical...