Il fut un temps, jadis, où les thuriféraires du monde dit libre (celui de la démocratie représentative, de la dictature de droite et du royaume de la marchandise) hurlaient contre ces murs érigés par le monde dit non-libre (le monde communiste). Ces murs n'étaient-ils pas la preuve de leur autoritarisme foncier ?
Les murs du socialisme réel s'effondrèrent à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Dans la foulée, d'autres murs s'érigèrent. Naquirent ainsi aux Etats-Unis, les gated communities, ces quartiers résidentiels haut de gamme pour personnes fortunées désireuses d'éviter le voisinage des catégories sociales subalternes. Cela, c'est le communautarisme que l'on aime : celui des gens paisibles, de bonne éducation. Ce n'est pas celui des pauvres, des exclus du système pour lesquels le communautarisme est une façon solidaire d'affronter un univers qui leur est foncièrement hostile et qui veut les réduire à l'état de monades.

Depuis plusieurs mois, au péril de leur vie, des cohortes impressionnantes de réfugiés fuient des théâtres de guerre civile pour tenter de rallier l'eldorado européen. Ces réfugiés de la guerre, de la misère et de la désespérance, ont compris bien vite que l'empathie des Européens ne serait pas à la hauteur de leurs espérances. Encore que je ne sois guère convaincu qu'ils se soient fait des illusions sur ce point. La plupart de ces réfugiés sont des connected people, des membres des classes moyennes éduquées. Ils savent que l'Europe en tant que telle n'est pas un eldorado. C'est pourquoi ils cherchent à rejoindre les espaces internes à l'Europe encore préservés des politiques austéritaires. Ils ne rêvent pas de la Grèce en faillite, de la Hongrie fascisante, même pas de la France des droits de l'homme, mais de l'Allemagne de Madame Merkel et de Monsieur Schaüble, ou de l'Angleterre de David Cameron ; des lieux où l'on peut trouver du travail, même payés au lance-pierres. Leur raisonnements sont en somme similaires à ceux que développent les catalogués « migrants économiques » qui ont vocation comme disent nos politiques à retourner mourir dans leur pays ou au milieu de la Méditerranée. C'est pourquoi ces centaines de milliers de réfugiés rendent obsolètes l'un des principes sur lequel repose la convention de Dublin : un réfugié doit faire sa demande d'asile dans le premier pays de l'Union européenne qu'il touche du pied, et non faire de l'asylum shopping et choisir lui-même son lieu d'exil. De cela les réfugiés n'en ont cure parce qu'ils ne cherchent pas seulement à se protéger d'un péril mais également un lieu susceptible de leur permettre de vivre dignement, non comme un Grec ou un Portugais soumis à la doxa néolibérale.

Du coup, le patronat se frotte les mains à l'idée de pouvoir s'appuyer sur une main d'oeuvre a priori formée, compétente, et capable d'accepter n'importe quel travail y compris dans des conditions dégradées ; laissant aux élites politiques le soin de gérer les angoisses d'une fraction des classes populaires qui voient dans ces réfugiés de nouveaux concurrents dans la chasse à l'emploi. « La concurrence est pour le peuple un système d’extermination » disait Louis Blanc en son temps...

L'Europe de la paix et de la monnaie unique a montré son vrai visage. Celui de l'aigreur, de l'égoïsme, du nationalisme, du racisme et de la logique comptable. Je n'oublie pas, et salue au contraire toutes celles et ceux qui, en Grèce, en Italie, en Allemagne, dans les Balkans, à Calais, Nantes ou du côté de Melilla soutiennent les réfugiés. Mais force est de constater que l'Europe de la paix et de la monnaie unique n'a pas tué les égoïsmes nationaux. Chacun voit midi à sa porte politique, sociale et culturelle. Partout, on entend les mêmes discours : pourquoi faudrait-il partager le si peu qu'il y a, qui plus est avec des Musulmans (autant dire des Ottomans), autrement dit des possibles fous de Dieu ? L'extrême droite se délecte, crie à l'invasion et place son discours identitaire au centre des débats. Du côté des élites européennes, on continue la même politique : payer des Etats tiers pour qu'ils empêchent leur jeunesse de les quitter pour tenter leur chance en Europe. On va donc généreusement aider le Liban, la Turquie, la Jordanie à maintenir sur leur territoire les réfugiés syriens. On va donc demander aux Etats africains de décourager autant que faire se peut leur jeunesse de rêver d'ailleurs. Cela ne servira évidemment à rien, sinon à booster encore plus le business juteux du commerce humain.

Et comme cela ne règle en rien le problème, on agite l'épouvantail. Dans les années 1920, le communiste au couteau entre les dents faisait l'affaire. C'est lui qui manipulait les masses ouvrières. C'est lui qui, dans les colonies, poussait à la révolte les Indigènes. C'est lui qui… Aujourd'hui, ce sont les blacks blocs, les comités invisibles, les zadistes et autres No borders qui font l'affaire. Des anarchistes en somme, tout de noir habillés… Il va falloir que Monsieur Cazeneuve nous en coffre un ou deux, histoire de donner du crédit à son storytelling, parce que pour l'heure, ce n'est pas très convainquant. En lisant Le Monde du 11 novembre dernier, j'ai ainsi appris que deux militants altermondialistes avaient été interpellés, puis très vite remis en liberté, car « ils ne correspondaient pas aux profils recherchés ».

La dégradation de la situation à Calais ne doit à mon sens pas grand-chose à l'engagement des militants radicaux sur le terrain. Elle est la conséquence de la politique décidée à Paris. En militarisant la zone, l’État français a rendu encore plus difficile voire impossible le départ des réfugiés pour l'Angleterre, pour le plus grand plaisir du gouvernement anglais. En harcelant les réfugiés, en les arrêtant et en les poussant à accepter des hébergements loin de Calais, l’État français ne cherche pas à les sortir de la misère effroyable dans laquelle ils survivent depuis des semaines ou des mois dans la fameuse jungle ; il veut les isoler. Or, les réfugiés ne sont forts que s'ils font nombre. Eparpillés dans tous les coins de l'hexagone, ils seront à leur merci, éloignés de toute solidarité et de toute possibilité de résistance. On leur collera un tampon « migrant économique » sur le front et on les expédiera à l'aube via un charter. Car je ne crois pas me tromper en avançant qu'il sera plus facile à un Syrien qu'à un Erythréen d'obtenir le statut de réfugié politique. Pourtant, Issayas Afewerki, président de ce pays de misère bordant la mer rouge, n'a rien à envier à Bachar el-Assad. Lui aussi fait régner la terreur.

La violence qui sévit à Calais est la conséquence de ce désespoir. Les réfugiés de Calais agissent comme le font leurs frères croupissant au Maroc au pied des murs grillagés des enclaves espagnoles de Ceuta et Mellila : ils attaquent massivement, ensemble, dans l'espoir que la maréchaussée ne puisse mettre la main sur tout le monde ; de la même façon que du côté de la Turquie et de la Grèce, des vagues de réfugiés débarquent quotidiennement dans l'espoir que la porte ne se ferme pas devant eux. C'est une course contre la montre qui se joue, une course pour la survie dans laquelle on joue sa vie, et on la perd parfois. Les réfugiés n'ont pas d'autres choix que de tenter le tout pour le tout pour gagner l'eldorado britannique. Echouer à Calais, si près du but, n'est pas une option acceptable pour ces milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui ont traversé des mers, marché des heures et des heures, et qui vivent dans le dénuement depuis trop longtemps. Ils n'ont plus rien à perdre, voilà tout.