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Saluons tout d'abord le remarquable travail éditorial de l'éditeur car, hormis le malheureux Buenaventura Durruti, rebaptisé Durritti page 18, je n'ai noté qu'une poignée de fautes d'orthographe ou de typographie, ce qui est remarquable vu le volume traité. Ensuite, Agone a fait le choix, curieux, de mettre en couverture le visage magnifique de Marina Ginesta, une Gavroche d'alors 17 ans, décédée en janvier 2014 à l'âge de 94 ans. Curieux dans le sens où Maria Ginesta est alors une jeune militante du Parti socialiste unifié de Catalogne, autrement dit de la branche catalane du Parti communiste espagnol, organisation pour laquelle Burnett Bolloten n'a guère d'affection et dont il dissèque la politique contre-révolutionnaire tout au long de son livre.

S'appuyant sur une impressionnante documentation dont l'inventaire éreinterait plus d'un Prévert, Burnett Bolloten, en journaliste et historien, défend une thèse : l'Espagne de 1936 fut la terre d'une véritable révolution sociale, marquée par des expériences autogestionnaires multiples, paysannes et ouvrières, initiées par les secteurs sociaux les plus radicalisés ; une révolution « par le bas » où la geste syndicale fut centrale. Ce fut sa singularité et sa faiblesse, car beaucoup auraient préféré que le peuple en armes se cantonne à l'antifascisme, autrement dit à la défense de la République et de la démocratie représentative. Et pour défendre cette révolution par le bas, Bolloten nous livre une histoire « par le haut », puisque l'essentiel de son travail est centré sur les relations tendues qu'ont entretenues durant trois années les différentes forces politiques présentes aux gouvernements.
Ainsi, il évoque assez peu le fonctionnement des usines et des terres collectivisées, même s'il en pointe les réussites ou les faiblesses. Ce qui lui importe, c'est la façon dont le monde politique républicain si fragmenté, et les communistes, aux ordres du Komintern1, ont conjugué leurs efforts pour conjurer la révolution sociale, reprendre le contrôle de la situation et contenir les élans émancipateurs de la fraction révolutionnaire des classes populaires. On y voit un Parti communiste manoeuvrer admirablement pour conquérir lentement mais sûrement l'hégémonie politique, jouant des rivalités personnelles et idéologiques agitant le « partenaire » socialiste2 pour placer ses hommes et imposer sa vision des choses. L'heure n'est pas à la Révolution mais au Front populaire, a dit Moscou ; alors le PCE s'exécute, fustige les anarchistes aventuristes de la CNT-FAI3, les hitléro-trotskystes du POUM4, exige que les collectivités agraires soient liquidées, que les entreprises autogérées soient contrôlées par l’État, que les milices ouvrières soient militarisées5… Et voici ce PCE qui, de politiquement insignifiant, devient une force politique centrale puisque la petite bourgeoisie, conquise par son modérantisme, le rejoint en masse. Que peux-t-on refuser à un parti lié au seul pays, l'URSS, qui accepte d'armer le camp républicain ?

Certains parleront de procès à charge. Pourtant Bolloten ne cache rien des éléments qui ont pu justifier à l'époque ces politiques de restauration de l'autorité de l'Etat. Oui, l'Espagne de 1936 a vécu une période de chaos durant laquelle chaque force politique disposait de sa police et rendait « sa » justice en toute impunité (d'où la constitution d'un corps de carabiniers chargé du maintien de l'ordre à l'arrière). Oui, les milices ouvrières, mal équipées et souvent désorganisées, n'avaient pas la discipline d'une armée de métier et étaient de fait peu adaptées à la forme de la guerre en cours (d'où la militarisation des milices). Oui, l'économie de guerre, indispensable à la survie du régime, peinait à se mettre en place du fait de la volonté des anarcho-syndicalistes de contrôler les lieux de production (d'où la liquidation des collectivités agraires et la militarisation du travail industriel). Oui, l'Espagne ne peut se draper dans le rouge et le noir si elle entend convaincre les gouvernements britannique et français d'abandonner leur politique de non-intervention (pauvre Espagne prise aux pièges des jeux diplomatiques des uns et des autres !6). La situation exigeait l'Ordre mais cet Ordre a tué le volontarisme révolutionnaire et émancipateur, l'âme de juillet 1936. Car sur le front d'Aragon, dans Madrid, les prolétaires en armes ne défendaient pas la République mais un monde débarrassé du capitalisme et de l’État.

Les anarchistes ? Bolloten ne dit somme toute pas grand-chose des débats ayant agité la CNT et la FAI, et les ayant poussé à collaborer avec le pouvoir en place7, hormis lors des journées de mai 1937 qui vit le camp anti-franquiste s'entre-déchirer et le mouvement anarchiste se fragmenter un peu plus entre partisans de l'unité au sommet de l’État et défenseurs de ce qui restait de contre-pouvoirs ouvriers issus de juillet 19368. Il ne s'appesantit guère plus sur les personnalités centrales du mouvement libertaire, celles qui devinrent ministres et les autres. Il est en revanche beaucoup plus prolixe dès lors qu'il s'agit d'évoquer les socialistes et les communistes. Ce faisant, il nous livre des portraits (rarement flatteurs) de ceux qui eurent le destin de l'Espagne entre leurs mains. Ainsi du président Manuel Azana (un pleutre ne rêvant que d'une chose : l'exil) ou de Juan Negrin (un intellectuel crypto-communiste aux mœurs singulières). Reste son prédécesseur à la tête du gouvernement : Largo Caballero. Bolloten semble avoir de l'affection pour le vieux leader socialiste, ouvrier et syndicaliste, politicien retors qui s'efforça de s'émanciper autant que faire se peut de la tutelle communiste. Des communistes qui finirent par avoir sa tête et celles de bien d'autres...

Il faut lire Bolloten, oser plonger dans ce millier de pages car elles forment une synthèse aussi passionnante qu'indispensable sur l'une des pages les plus mémorables de l'histoire contemporaine.

Notes
1. Le Komintern (ou Internationale communiste ou Troisième Internationale) coordonnait l'action des partis communistes du monde. Il fut en fait le canal par lequel le pouvoir soviétique orientait le travail politique des sections nationales à son seul profit.
2. Le PCE détestait le vieux Largo Caballero, représentant de l'aile gauche (et syndicale) du Parti socialiste. Ils préférèrent s'allier sur le plus modéré Juan Negrin qui, pour beaucoup, n'était que leur homme-lige.
3. La Confédération nationale du travail se réclamait de l'anarcho-syndicalisme. La Fédération anarchiste ibérique rassemblait des libertaires de toutes tendances. Cette dernière joua un rôle fondamental de gardienne de l'orthodoxie contre les tentations possibilistes d'une fraction de l'appareil cénétiste (réunie autour d'Angel Pestana.
4. Sur le POUM, lire Victor Alba, Histoire du POUM – Le marxisme en Espagne (1919-1939), Ivrea, 2000, 416 p. ; mais également G. Munis, De la guerre civile espagnole à la rupture avec la Quatrième Internationale (1936-1948) – Textes politiques, Oeuvres choisies (Tome 1), Editions Ni patrie ni frontières, 2010, 402 p.
5. Le titre original du livre de Bolloten est The Grand camouflage. Pour l'auteur, ce qu'il fallait camoufler c'était la dimension anti-capitaliste et libertaire du soulèvement ouvrier de juillet 1936.
6. Bolloten s'attarde longuement sur la realpolitik britannique, autrement dit sur sa complaisance envers les volontés expansionnistes de l'Allemagne nazie à l'Est, le pari que celles-ci mèneraient à un affrontement majeur avec l'URSS ce dont les démocraties occidentales ne pourraient que profiter.
7. Lire à ce propos l'incontournable et polémique travail de César M. Lorenzo, Le mouvement anarchiste en Espagne – Pouvoir et révolution sociale, Editions libertaires, 2006, 559 p. Ainsi que l'autobiographie du Camarade ministre : Juan Garcia Oliver, L'écho des pas, Le Coquelicot, 2014, 639 p.
8. Lire Carlos Semprun Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne – Socialistes, communistes, anarchistes et syndicalistes contre les collectivisations, Les Nuits rouges, 2002, 335 p.