Souvenez-vous, Egypte et Tunisie étaient entre les mains de deux dictateurs, particulièrement appréciés des dirigeants des démocraties occidentales qui témoignaient ce faisant d'une grande ouverture d'esprit. Il y a des circonstances, voyez-vous, où il faut savoir s'asseoir sur ses principes, ne pas se dresser sur ses ergots à chaque bavure et ne pas donner des leçons de démocratie à tout le monde. C'est comme ça : les peuples égyptiens et tunisiens ne sont pas mûrs pour la démocratie même s'ils le sont suffisamment pour perdre leur vie à la gagner ou à l'ouvrir imprudemment.

Dans l'Egypte de Moubarak et dans la Tunisie de Ben Ali, l'ordre régnait : la kleptocratie d’État faisait son business sans honte, une bourgeoisie d'affaires prospérait également en s'efforçant de ne pas se mettre à dos l'élite au pouvoir dont le pouvoir de nuisance était considérable, les pauvres prenaient leur mal en patience, totalement accaparés qu'ils étaient par la nécessité quotidienne d'assurer leur survie ; quant aux opposants, et parmi eux les islamistes, ils étaient emprisonnés, torturés, en exil ou liquidés.
Puis le printemps arriva et révéla au monde entier que les pouvoirs dits autoritaires n'étaient que des tigres de papier, que leur légitimité ne tenait qu'à leur capacité à faire peur. La peur envolée, ou plutôt surmontée, le pouvoir central s'écroula sous la poussée aussi bien des classes populaires usées par la misère, que de la petite-bourgeoisie intellectuelle éduquée, et des milieux d'affaires désireux de ne plus dépendre pour leur business de la bonne volonté d'un pouvoir corrompu et avide.

Puis au printemps rebelle succéda l'automne institutionnel, où l'on vit des cohortes de politiciens, d'opportunistes se proposer d'offrir un « débouché politique » au mouvement. Les élections rendirent leur verdict : le peuple libéré choisissait comme nouveaux maîtres des barbus réactionnaires qui n'avaient pour programme que la restauration de l'ordre et de la vertu, dans la rue comme dans la vie quotidienne. Mais rapidement, le soutien populaire apporté aux islamistes entama sa décrue, ces derniers se montrant incapables de remettre à flot des économies en quasi-faillite, vérolées par la corruption.

Aujourd'hui, en Egypte, un pouvoir autoritaire s'est remis en place. Le Maréchal-président Al-Sissi, sorte de Moubarak-bis, a décidé de faire la guerre aux islamistes modérés ou radicaux, mais aussi à tous ceux qui considèrent qu'il ne reste pas grand-chose de ce printemps qui devait changer leur vie. Car évidemment, au nom de la lutte contre les islamistes radicaux (salafistes et autres), Al-Sissi a fait passer des lois permettant au pouvoir de réprimer toute grève ou tout mouvement social au nom de la défense de l'intérêt national. Aujourd'hui, en Tunisie, les élections présidentielles ont ramené au pouvoir un politicien octogénaire qui fit carrière dans l'ombre du dictateur et rejeté dans l'opposition Ennahda et son islamisme modéré, fortement influencé par l'AKP turc et son libéral-conservatisme.

« T'es pour qui, toi ? » Je ne suis évidemment pas du côté des islamistes d'Ennahda ou de Liberté et Justice ; mais je ne suis pas plus du côté de la bourgeoisie laïque tunisienne qui se fiche comme d'une guigne du pays réel, celui qui crève dans sa campagne, ou de l'armée égyptienne qui n'a écarté du pouvoir les islamistes que pour consolider sa position de clique affairiste.

Je suis du côté de celles et ceux qui, dans les campagnes et les entreprises, tentent de s'organiser, malgré les embûches et la répression, pour faire entendre leurs intérêts de travailleurs exploités. Je suis du côté de cette jeunesse qui a compris très vite qu'elle n'avait pas grand-chose à attendre de ces élites prétendant l'incarner. Je suis de ceux qui savent qu'une Révolution a besoin avant tout de pain pour réussir et conquérir durablement le coeur des masses. Comme le disait le vieux Bebel en son temps : « Il n'arrive que trop souvent, lorsqu'on se trouve dans une position qu'on peut considérer soi-même comme satisfaisante, de supposer chez la masse affamée les mêmes sentiments de satisfaction, et de penser : les réformes ne sont pas si urgentes ; soyons prudents et essayons d'arriver, sans précipitation, peu à peu, à nos fins. Nous avons le temps. » Le premier devoir des révolutionnaires est de « nourrir le peuple », parce que « la faim est un rude et invincible despote » (Bakounine), et la plus grande erreur des forces « progressistes » fut de laisser l'évergétisme barbu accaparer les quartiers populaires et d'ainsi suppléer l’État, avec son tacite soutien.