Graeber.jpg

Souvenez-vous, nous étions à la fin de l'été 2011 et nous découvrions cette autre Amérique, celle qui clamait haut et fort que le capitalisme néo-libéral n'était pas la panacée universelle, qu'il fallait s'en prendre à la concentration du pouvoir et de la richesse, celle qui avait pour slogan unificateur « Nous sommes les 99 % » ! Dans le sillage des révolutions arabes, une poignée d'activistes, plutôt libertaires, fut rejointe dans ce combat homérique par des milliers de personnes découvrant ou redécouvrant à cette occasion les joies de la démocratie et de l'action directes ; car le mouvement démarré à New-York existât dans 800 autres villes du pays. C'est cette histoire que David Graeber raconte.

L'an passé, les mêmes éditions Lux publiaient un livre sur neuf universitaires anglo-saxons revisitant le marxisme en ferraillant à propos la théorie de la valeur, du biopouvoir foucaldien, du postmodernisme2. Avec Graeber, point de théorie et de propos abscons, mais de la praxis avant tout. Faire avec les gens tels qu'ils sont, construire un mouvement, une force « par en bas », faire le choix de la non-violence sans stigmatiser celles et ceux qui s'y refusent, mettre au point des procédures permettant à tous de s'exprimer, des mécanismes capables également d'empêcher les manipulations et les instrumentalisations, et surtout, faire que la « démocratie » cesse d'être pour le citoyen l'organisation de la domination de la société par une oligarchie ; et tant pis si cela déplaît, dit-il, aux anarchistes « puristes et grincheux » qui trouve la démarche trop réformiste.
Pour Graeber, le grand mérite des mouvements d'occupation de cet automne 2011 est d'avoir réouvert « l'imaginaire radical » du peuple américain. Graeber rappelle que les pères fondateurs de la « démocratie américaine » n'en avaient que faire de la voix du peuple, qu'ils ne songeaient qu'à se protéger des conséquences de ce funeste « un homme, une voix ». Il pense que l'esprit démocratique radical, la recherche du consensus que l'on retrouve aux Etats-Unis ne viennent pas de Thomas Jefferson mais plutôt de l'esprit animant les quakers, certaines communautés indiennes et, plus récemment, le mouvement féministe. Il insiste d'ailleurs bien plus sur la question du pouvoir inégalement répartie dans la société que sur la structuration sociale de celle-ci3. En d'autres termes et en bon Américain, ils parlent plus souvent de « communauté » que de classes sociales, même s'il souligne le poids pris dans la lutte par les « diplômés, pauvres et au chômage (…) qui ont accès à tout l'historique de la pensée radicale », et le soutien que leur apporta la classe ouvrière bien que cornaquée depuis des lustres par la bureaucratie syndicale pro-démocrates.

Graeber ne croit pas au prolétariat comme sujet historique de la révolution à accomplir, et aux lieux de production comme foyers insurrectionnels. Graeber ne croit pas au Grand Soir, et c'est pourquoi il nous engage à expérimenter, à « bâtir la nouvelle société dans la coquille de l'ancienne » ; à agir en somme « comme si nous étions déjà libres »...

Notes
1. David Graeber, Dette, cinq mille ans d'histoire, Le Liens qui libèrent, 2013.
2. Jonathan Martineau (dir.), Marxisme anglo-saxon : figures contemporaines – De Perry Anderson à David McNally, Lux, 2013. Voir ma chronique. Du côté des libertaires, le renouvellement théorique se retrouve chez un auteur comme John Holloway (Changer le monde sans prendre le pouvoir, Lux, 2007 ; Crack capitalism – 33 thèses contre le capital, Libertalia, 2012).
3. Dans La démocratie aux marges (Le Bord de l'eau, 2014), David Graeber écrit : "Anarchisme et démocratie sont - ou devraient être - des notions peu ou prou identiques." Il y défend l'idée que la "démocratie" (la prise en charge collective des problèmes) n'est pas un concept occidental.