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Politiquement, Russell est un homme de gauche mais d'une gauche réformiste, non marxiste1. Il considère que le capitalisme a fait faillite, que l'avenir appartient au socialisme, mais que les chemins menant à lui doivent éviter la violence, les désordres, le chaos. Il ne croit pas au Grand Soir, espère une sortie douce du capitalisme via une « modération mutuelle », tout en ayant conscience que les résistances de la bourgeoisie à humaniser le capitalisme ne peuvent qu'apporter du grain à moudre aux léninistes.
Russell n'aime pas les léninistes. Il les trouve sectaires, cyniques, dogmatiques2, « aristocratiques au-dedans et militant au-dehors (sans) les moindres égards pour la plèbe. » Il voit en eux des hommes animés d'un volonté de fer, peu capables de se remettre en question, « durs et fanatiques » dit-il, et ils les comparent à plusieurs reprises aux premiers Musulmans3. Ils remarquent que dans l'ombre de ces révolutionnaires accomplis et désintéressés grouillent une masse de jeunes activistes ayant bien compris que leur réussite sociale dépendait de leur capacité à intégrer la bureaucratie pléthorique, pilier fondamental de l'Etat-Parti ; Etat-Parti car les soviets, comme organes révolutionnaires, sont morts et enterrés depuis longtemps, tout comme l'alliance des ouvriers et des paysans proclamée par Lénine.

Pour preuve, le sort réservé à l'immense masse paysanne russe. Des paysans « qui ignorent tout ce qui se passe en dehors de leur voisinage immédiat » et pour qui le communisme a le visage du bureaucrate venant réquisitionner leur grain et leurs animaux. Le chaos russe n'est pas qu'une affaire de blocus international, de transports défaillants et d'absence de techniciens ; il est aussi la conséquence de l'incapacité des bolcheviks à convaincre la paysannerie de l'intérêt pour elle de participer à le Révolution.
Pour preuve, le sort réservé à la classe ouvrière, corsetée, contrôlée, réprimée par ce parti qui prétend l'incarner. Pour remettre en route la machine économique et conjurer les désastres, le parti bolchevik a décidé de « militariser le travail », autrement dit à rendre le travail obligatoire et à transformer le prolétaire en soldat. Pour Russell, « le gouvernement s'est permis d'établir une discipline de fer, qui dépasse les rêves les plus féroces des magnats américains les plus autocratiques » ; autrement dit, pour survivre, le communisme russe est obligé de se trahir : en opprimant le prolétariat ; en instaurant des systèmes de primes pour stimuler la productivité.

Cependant, Russell ne condamne pas cette politique. Il la juge inévitable tant la situation est catastrophique… et le peuple russe peut enclin aux efforts soutenus. Russell y voit là la conséquence de siècles d'autoritarisme : le peuple russe a une endurance au mal extraordinaire, il est capable d'exploser soudainement, mais il a, dit-il, « peu de ténacité active ».
Pour Russell le psychologue, les peuples ont des âmes, des natures qu'il est dangereux de violenter. Le socialisme ne saurait donc s'imposer par la violence mais par un long travail éducatif. Il doit gagner les coeurs, s'imprégner des cultures et histoires nationales4 et s'éprouver dans la praxis. C'est pourquoi il considère que l'autogestion ouvrière, mais sans expropriation du patronat, lui « paraît être le moyen le plus sûr permettant à l'Angleterre de parvenir au socialisme ». Il s'agit pour lui de trouver le moyen d'« effectuer la transition au socialisme sans ruiner le prospérité », autrement dit en évitant la guerre civile.
« Le communisme russe peut faire faillite et disparaître, mais le socialisme, lui, ne mourra point » clame-t-il en conclusion. Si le communisme russe, autrement dit le capitalisme d’État, a bien fait faillite, son « socialisme des petits pas », plus bersteinien que kautskien5, en se perdant dans le marais des compromis et de la politique politicienne, n'a sans doute guère répondu à ses attentes, lui qui considérait « l'inégalité du pouvoir » comme « le plus grand des maux de la vie politique. »

Notes
1. Il n'adhère pas au matérialisme historique en quoi il voit une théorie économiciste qui néglige les facteurs politiques, culturels et psychologiques (religion, nationalisme, goût de l'argent et du pouvoir) dans l'évolution des sociétés.
2. Russell considère que le bolchevisme est une nouvelle religion et les communistes sont des dogmatiques de la tête aux pieds. Or, pour lui, « l'attitude scientifique est d'une importance incommensurable pour l'espèce humaine. »
3. Il trouve Trotsky vaniteux et Lénine orthodoxe (« Il n'a pas plus l'amour de la liberté que ne l'avaient les chrétiens qui (…) usèrent à leur tour de la tyrannie quand ils devinrent les maîtres »). Trouve grâce à ses yeux, Gorki.
4. Russell critique vertement l'Internationale communiste et sa promotion de la révolution mondiale.
5. Je fais référence ici à la célèbre controverse qui secoua la social-démocratie allemande à la fin du 19e siècle, controverse opposant Eduard Bernstein « le révisionniste » à Karl Kaustky « le marxiste orthodoxe ». Le premier considérait que la social-démocratie allemande devait assumer son réformisme foncier. Le second considérait que la capitalisme allant fatalement à sa perte, la Révolution était inéluctable.