Jean-Pierre Cabestan, politologue spécialiste de la Chine communiste et de Taïwan, laboure le terrain depuis quelques décennies. Il a connu les premières réformes de Deng Xiaoping à la fin des années 1970, la révolte de Tian'anmen qui provoqua un raidissement du pouvoir, puis de nouveau, et toujours sous la houlette du vieux Deng Xiaoping une politique économique offensive d'ouverture aux capitaux étrangers et de transformation du secteur industriel public ; une politique économique qui a fait de la Chine continentale le plus grand atelier du monde, le nouveau paradis du capitalisme sauvage, le miroir aux alouettes de dizaines de millions de paysans pauvres abandonnant des terres ingrates pour se transformer en travailleurs corvéables à merci… du moins le temps que la prolétarisation fasse son effet et que l'exploitation éhontée dont ils font toujours l'objet ne les fasse trouver rapidement le chemin de la contestation sociale.

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La Chine a été profondément changé, bousculé en une trentaine d'années. Pourtant, elle donne le sentiment de n'avoir pas bougé d'un iota : le parti est toujours unique tout comme le syndicat, la police veille et surveille avec toujours autant d'assiduité, et les congrès du Parti donne à voir les mêmes visages fermés, les mêmes costumes gris, les mêmes tentures rouge-vif.
Dans une première partie, longue et inévitablement austère, l'auteur nous présente les différentes institutions sur lesquelles repose la Chine dite communiste, le fonctionnement et la composition du Parti-Etat ou de l’État-Parti, son omniprésence, sa force mais aussi ses faiblesses, l'opacité de son fonctionnement, les luttes de clans qui l'agitent, le népotisme qui y règne, tout comme la corruption, cette gangrène qui s'y retrouve à tous les niveaux.
La seconde partie, passionnante, nous montre la façon dont la société chinoise se comporte face à ce colosse aux pieds d'argile. Car l’État-parti est miné : par l'opportunisme et le carriérisme de ceux qui le rejoignent puisque l'adhésion au parti, la plus « grande société secrète du monde », est indispensable pour monter dans la hiérarchie sociale ; par la corruption effrénée (celle du plus petit fonctionnaire comme celle du bureaucrate les plus haut placé) qui oblige l’État-Parti à promouvoir régulièrement les « bonnes traditions morales » de la Chine confucéenne  ; par l'indifférence de la très grande masse des Chinois à son égard, bien plus soucieuse de profiter de ces années ininterrompues de croissance du pouvoir d'achat que de s'engager dans la construction de « l'économie socialiste de marché », de la « société harmonieuse », du « socialisme aux couleurs de la Chine », sous l'égide du parti unique. Il est miné certes, mais n'est pas près de rompre. Car pour survivre, la nomenklatura qui tient les rênes de l’État-Parti a su s'allier les nouvelles élites, mieux formées, plus éduquées que la vieille génération mais bien moins porté sur les débats idéologiques. Ces nouvelles élites le soutiennent parce que la politique économique menée depuis deux décennies les a enrichies et que l’État-flic est indispensable au maintien de l'ordre dans les usines et les campagnes. Mais qu'en sera-t-il demain en cas de retournement plus prononcé de la conjoncture ?

Jean-Pierre Cabestan ne croit pas à une démocratisation du système « par le bas », autrement dit par l'irruption des masses populaires chinoises sur la scène de l'histoire, châtiant comme au temps de la Grande Révolution culturelle prolétarienne, les cadres corrompus et embourgeoisés, contre-révolutionnaires. Il penche plutôt pour une « démocratisation par le haut, progressive et assumée » par le Parti-Etat qui, depuis des décennies, a témoigné d'une grande capacité à s'adapter à l'humeur du temps. Qui vivra, verra...