Ces hommes sont jeunes et disponibles. Disponibles et sans espoir. Ce n'est pas à proprement parler la misère qui les a poussés à défier le régime de Bachar El-Assad, mais bien plutôt le sentiment que leur avenir social était condamné. Alors perdus pour perdus, ils ont pris les armes. Perdus pour perdus car ils n'imaginent pas autre chose que la mort comme issue à ce combat fratricide. Ils peuvent mourir, ils vont mourir, ils en sont sûrs et n'en ont plus peur. Car la peur a toujours fait partie de leur vie. La brutalité de la guerre ne les affecte même plus. Pas de quartier, pas de cadeaux. Ils n'ont plus le temps, l'énergie, la compassion de juger et punir. Trop d'amis sont morts, morts sous les bombes, morts les entrailles brûlées par la chimie. Trop d'amis sont morts pour avoir le courage, la folie de pardonner. Alors on coupe des têtes. On égorge, on décapite, on expose les têtes, on exulte et on dit à l'autre camp : « Regarde jusqu'où je peux aller ». C'est une lutte à mort qui se joue là. Barbarie ? Oui, autant que d'envoyer des drones faire le sale boulot. Ici, on a transféré à la technologie la plus sophistiquée la charge de tuer.

Leur brigade est locale. Elle a été montée et financée, comme toujours, par un notable. A leur création en 2011, ils se sont affiliés à l'Armée syrienne libre. Aujourd'hui, ils font partie du Front islamique, rassemblement hétéroclite et de circonstances de salafistes et d'islamistes dits modérés, cartel financé aussi bien par la Turquie que le Qatar ou l'Arabie saoudite pour contrer Daech et ses rêves de Califat. Le problème de l'Islam radical est qu'il est condamné à se confronter à l'emprise du national. Ils sont musulmans, chiites ou sunnites, salafistes ou wahabites, revendiquent leur appartenance à l'Oumma, la communauté des croyants, mais n'en demeurent pas moins les habitants d'un Etat, les membres d'une nation. Al-Qaida est condamnée à voir ses alliés l'abandonner. Parce que ce sont des alliés de circonstances qui ne sont guère convaincus de l'importance que doit revêtir pour tous l'internationalisme salafiste.

Nos moudjahidines rêvent tous que la Syrie se transforme en république islamique, parce qu'ils ne veulent pas de la démocratie immorale de l'Occident et parce que le socialisme et la laïcité ont toujours eu pour eux les traits d'un dictateur sans scrupule et affairiste. Ils sont pieux comme le sont la plupart des Syriens, mais ce ne sont pas des idéologues. Ils veulent juste vivre en paix et dans l'ordre social et moral ; et si Daech a pu s'installer aussi facilement en Irak et en Syrie, c'est qu'il a ramené de l'ordre, son ordre, en faisant fuir les corrompus et les racketteurs. Leur brigade est locale, leur fonctionnement est tribal. Comme en Afghanistan ou en Irak, les chefs de guerre changent d'alliés au gré des circonstances et du rapport de forces du moment ; l'essentiel étant d'être là où il faut pour capter les ressources nécessaires au financement de ses troupes et à la survie de sa tribu et de son clan. Ils sont avant tout contre Bachar, l'incarnation du mal. Daech ? Pour l'heure, l’État islamique de l'Irak et du Levant est aussi leur ennemi, parce que sa puissance et son arrogance sont une menace pour les autres factions anti-Bachar. Mais demain...

La pièce est sombre, le gamin se tient là, debout, et il tient à deux mains un revolver trop lourd pour lui. Quel âge a-t-il ? Qu'importe. Comme enfant, il est déjà mort.


Cette chronique doit beaucoup au remarquable article de Thomas Cantaloube, Plongée dans l'ordinaire des combattants rebelles syriens (Médiapart, octobre 2014). Ce journaliste a interviewé longuement le sociologue Romain Huët qui mène en Syrie une longue enquête depuis 2012. La photo est de Pierre Roth.