Parlant des Etats postcoloniaux africains, Jean-François Bayart soulignait « leur bas régime d'accumulation économique et de centralisation politique, reposant sur le contrôle de la rente de la dépendance vis-à-vis de l'environnement extérieur, plutôt que sur la surexploitation intensive des dominés. » (J .-F. Bayart (dir.), La greffe de l'Etat, Karthala, 1996) La Corée du Sud, c'est l'inverse : un régime autoritaire centralisé jusqu'aux années 1980, une économie sous contrôle étatique constant, des travailleurs trimant comme des bêtes mais bénéficiant d'une sorte d'emploi à vie. Le seul point commun est celui de la dépendance : la Corée du sud ne doit son développement qu'au soutien massif que lui ont accordé les Etats-Unis et le Japon qui voyaient en elle l'incontournable rempart face au péril rouge.
La Corée du sud est donc un dragon qui crache des produits manufacturés, un dragon qui est fier de ses chaebols, autrement dit de ses grands conglomérats comme Samsung ou Huyndai, un dragon qui compte peu de chômeurs et plein de travailleurs acharnés qui travaillent autour des 48 heures hebdomadaires minimum et cela, 50 semaines par an. C'est le prix à payer pour faire partie du cercle des pays dit riches.
Mais le marché du travail coréen a deux faces. L'une nous montrera un travailleur trimant beaucoup, prenant peu de vacances, bénéficiant d'un salaire « correct » et d'avantages sociaux. L'autre nous montrera un prolétaire travaillant beaucoup ou pas assez, prenant peu de vacances, pour un salaire minable et des conditions de travail de plus en plus déplorables. Car la moitié des travailleurs coréens sont des travailleurs précaires soumis à du temps partiel imposé, et surtout à des formes de contrat peu protectrices. Des travailleurs qui sont bien souvent des travailleuses trimant dans le secteur des services.
Les syndicats coréens ont beau se battre pour limiter le recours aux heures supplémentaires, aux CDD abusifs et obtenir des embauches, rien n'y fait : majorer fortement le montant des heures supplémentaires n'a en rien modifié la donne ; et au lieu d'embaucher leurs travailleurs précaires, les entreprises ont préféré les débaucher et les remplacer par des contrats de sous-traitance. Dans la construction navale, 60 % des ouvriers sont des « sous-traités »...



Travailler plus pour gagner plus, travailler plus pour gagner de quoi vivre, travailler plus par discipline... Les Coréens ne se reproduisent plus : ils travaillent, et puis ils meurent de fatigue sur leur lieu de travail. Le karoshi est japonais, le gwarosa est coréen, et le résultat est le même : il a la couleur d'un linceul.

Mais le modèle est en crise. Si, par discipline et par promesse d'intégration sociale, les Coréens ont accepté les journées à rallonge et le capitalisme de caserne, la jeune génération, elle, n'y croit plus. Elle sait que le marché du travail sud-coréen propose de moins en moins d'emplois « protégés », et que pour les obtenir, la concurrence sera féroce. Elle sait qu'elle aura en conséquence plus de risques de décrocher l'un de ces « jobs » mal payés, en tout cas trop mal payés pour qu'il soit envisageable pour elle de rembourser l'emprunt indispensable à la poursuite de ses études ou au renforcement de son employabilité.
Alors, ceux que l'on appelle la « Génération à 600 euros », les abonnés au travail précaire décrochent, abandonnent tout espoir d'ascension sociale par le salariat. Ironique, le journaliste coréen So Po-mi nous glisse ces mots : « Il est sans doute exagéré de dire que les jeunes Coréens d'aujourd'hui cherchent volontairement une régression sociale, mais il y a de fortes chances qu'ils y parviennent sans l'avoir cherché. »

A lire
Jean-Marie Pernot, Corée du Sud – Temps de travail et précarité in Chronique internationale de l'IRES n°142, septembre 2013.