Doug McAdam, sociologue américain, est parti à la rencontre de ces militants (ainsi qu'à ceux qui furent recrutés mais ne purent se rendre sur place pour diverses raisons) avec une idée simple en tête : quelles conséquences a eu ce mouvement sur la vie de ces étudiants issus pour la plupart des classes supérieures de la société ? Cet été de la Liberté ne fut-il qu'une parenthèse militante dans une vie somme toute conventionnelle ? A-t-il été vécu comme une expérience traumatique ? Fut-il au contraire une expérience militante hors-du-commun et galvanisatrice ?

L'ouvrage est dense, mais on peut en faire ressortir quelques idées-force.
Tout d'abord, cette croisade en terre sudiste a mis en lumière la force structurante du racisme et de l'idéal ségrégationniste dans un Etat comme le Mississippi1. C'est donc dans un climat extrêmement violent qu'ils ont accompli leur mission : violences physique (meurtres de militants, tabassages), psychologique (harcèlement policier...), mais aussi symbolique (n'étaient-ils pas des « Nègres blancs » et des « criminels métisseurs » ?). Autre élément important : leur réception. S'ils furent séduits par le chaleur de celles et ceux qui, au péril de leur sécurité, acceptaient de les héberger2 , ils furent en revanche parfois heurtés par l'accueil que leur réserva l'élite militante noire, celle qui se battait depuis des années contre le racisme institutionnel, et qui n'appréciait pas forcément que de jeunes blancs-becs, diplômés et condescendants (et marqués, qu'ils s'en défendent ou pas, par une éducation raciste), viennent leur faire la leçon : étaient-ils des missionnaires ou des volontaires ?3

A l'inverse, l'importance des relations sexuelles et/ou amoureuses développées durant cet été-là, relations liant notamment militants noirs et volontaires blanches, souligne que l'implication dans cette lutte fut bien plus qu'idéologique et compassionnelle. Elle fut aussi charnelle, jusqu'à l'ambiguïté. Car dans une Amérique ségrégée, le corps de l'Autre était une terra incognita. Dans le fait de s'affranchir du « tabou du métissage », on peut voir d'un côté l'attrait exotique pour le corps noir et ses promesses de félicité, de l'autre l'attrait pour le corps jusqu'alors intouchable de la femme blanche (combien de Noirs furent lynchés pour l'avoir oublié ?).

En fait, cet Eté de la liberté arrive à un moment-charnière de l'histoire de l'Amérique contemporaine. En cette année 1964, la rhétorique violemment anticommuniste qui a tant servi à la répression des mouvements d'émancipation ne fonctionne plus4. Cette rhétorique retrouvera son efficience avec l'approfondissement de la guerre contre le Vietminh et les ennemis de l'Intérieur (Black Panthers, AIM, Weather underground...) peine à convaincre les Américains que ces jeunes-là (qui pour une bonne part sont de bons chrétiens !) sont des agents de Moscou, que dans tout militant sommeille un « rouge ». En cette année 1964, les volontaires prennent conscience, souvent dans la douleur, que l'Amérique de la liberté, du lait et du miel, est un mythe dans le Sud profond, que le Parti démocrate d'un John Fitzgerald Kennedy peut professer des idées libérales dans le Nord et être un défenseur acharné du racisme institutionnel dans le Sud. Freedom summer ne peut qu'ébranler ces jeunes hommes et femmes qui, bien souvent, avait gagné le sud par humanisme bien plus que par conscience de classe.
Pour bien des participants, Freedom summer fut un moment important de leur jeune vie d'adulte. Le retour dans le Nord fut rude. Comment reprendre un train-train d'étudiant après une telle expérience ? Comment « faire carrière » dans un pays structurellement construit sur le racisme ? Comment vivre sans s'insurger, sans faire de l'implication politique et sociale le pivot de son existence ?
Engagement contre la guerre du Vietnam, dans le mouvement étudiant et dans le féminisme5, refus de parvenir, attrait pour la vie en communautés, mais aussi vie chaotique (divorces, dépressions...)... Les parcours post-Freedom summer soulignent à quel point l'Eté de la liberté a bouleversé la vie de ces jeunes hommes et femmes destinés jusqu'alors à renouveler l'élite politique, économique et sociale de l'Amérique. Et non, il faut se faire une raison : « Les yuppies d'aujourd'hui ne sont pas issus des rangs des radicaux d'hier. »6

Notes
1. Même si, évidemment, la ségrégation, spatiale par exemple (cf. Chicago), n'est pas l'apanage du Sud réactionnaire.
2. Chaleur qu'ils retrouvèrent également au sein des églises : « La bienséance froide et intellectuelle du judaïsme réformé ou du protestantisme libéral généralement professé par les volontaires – unitariens, quakers ou méthodistes – tranchait nettement avec la spontanéité très physique des églises baptistes noires du sud. »
3. Il ne faudra pas attendre longtemps pour que l'aile radicale du mouvement noir plaide pour des organisations non-mixtes, seul moyen selon lui de ne pas être phagocyté par l'élite radicale blanche.
4. Répression du syndicalisme réformiste et révolutionnaire (IWW), de l'anarchisme (Sacco et Vanzetti), de la marginalité politique et sociale (mouvement hobo)...
5. Durant le Freedom summer, les femmes volontaires furent le plus souvent affectées à des tâches qualifiées de subalternes, tandis que les hommes, blancs et noirs, « montaient au front » et s'exposaient aux violences.
6. Page 350, l'auteur cite deux militants incarnant le « retournement de veste » : le premier est Jerry Rubin, ex vedette Yippie convertie à la spéculation financière et au libéralisme dès le milieu des années 1970 ; le second, Eldridge (et non Eldrige comme orthographié dans le livre) Cleaver, ex-leader des Black Panthers, « reconvertie en créatrice de mode ». Tout d'abord, Eldridge Cleaver (décédé en 1998) n'a pas changé de sexe en devenant fugitivement modiste ! Ensuite, la « trahison » de Cleaver me semble plus liée à son instabilité psychologique (il deviendra successivement mooniste, mormon, born-again... et sera accro à la cocaïne et reaganien dans les années 1980) qu'à de l'opportunisme.