D'ailleurs le patronat n'est pas aussi brutal que certains le prétendent. Il n'insulte pas, ne rue pas dans les brancards ; pédagogue, il s'efforce de convaincre le prolétaire de ne point s'engager sans réfléchir dans cette aventure que l'on appelle la lutte des classes. J'en veux pour preuve un tract retrouvé dans mes archives.

Celui qui a pris la plume ce 18 septembre 1989 est le gérant d'une entreprise de nettoyage de Loire-Atlantique. Une PME comme il y en a tant. Il écrit à l'une de ses employées, gréviste depuis deux semaines, comme certaines de ses collègues, pour la supplier de retrouver la raison. Ce courrier étant un pur chef d'oeuvre de rhétorique patronale, je ne résiste pas à l'envie de vous en offrir l'essentiel séance tenante1.
Evidemment, notre patron ne s'en prend pas au droit de grève... mais à son usage en ce mois de septembre 1989. En effet, souligne-t-il, la situation de l'entreprise est « désastreuse », cela risque de « se terminer par des licenciements économiques », d'autant plus que ses clients, lassés par le conflit social, songent à « faire appel à la concurrence ». Bref, faire grève c'est un droit, mais est-il vraiment nécessaire d'en user dans les temps difficiles ? D'autant plus qu'il est bien connu que le patronat sait se montrer généreux quand tous les clignotants sont au vert !

Bref, après cette mise en bouche, notre patron sort la grosse artillerie sous la forme d'une avalanche de questions. Car notre patron n'assène rien : il ne fait pas dans l'idéologie comme tous ces foutus syndicats politisés. Notre patron donne à réfléchir, tout simplement.

1. première lame : la culpabilisation
« La persévérance de votre mouvement doit-elle mettre en péril l'emploi de l'ensemble du personnel ? Les collègues de travail méritent-ils cela ? » C'est bien connu, le gréviste prend toujours en otage le non-gréviste et l'entraîne à son corps défendant dans l'abîme.

2. deuxième lame :
« N'y a-t-il pas assez de chômage dans notre région ? N'avez-vous pas été chômeur vous-même ? N'avez-vous pas été satisfait de trouver un emploi ? Votre situation antérieure était-elle meilleure ? Travailler en usine, est-ce comparable ? Moins pénible ? » Dans une petite boîte comme celle-ci, c'est le patron qui embauche. Il sait donc parfaitement à qui il a à faire : en l'occurrence, je présume, une ancienne ouvrière d'usine qui a connu le chômage (peut-être long) et a peiné pour trouver un nouvel emploi stable. En conséquence, ne doit-elle pas se satisfaire de ce qu'elle a ? Quant à savoir si le travail en usine est moins pénible que celui d'agent d'entretien...

3. troisième lame :
« Avez-vous comparé votre situation avec d'autres personnels d'immeubles autour de vous ? Etes-vous payés au SMIC ? Vous n'avez ni le matériel, ni le véhicule décent pour travailler ? Vos déplacements entre chaque chantier ne sont-ils pas payés ? En résumé, vous êtes exploités ? » Dans ce secteur, les conditions de travail sont souvent des plus déplorables et les salaires minables (et pas seulement parce que la règle est le temps partiel). Notre patron indique ici que dans d'autres boîtes que la sienne, les conditions de travail sont inférieures à celles qu'ils proposent. Pour vous en convaincre, lisez le témoignage de Florence Aubenas, Les quais de Ouistreham et rappelez-vous la série documentaire de Marcel Trillat sur le travail où l'on voyait des agents d'entretien condamnés à la débrouillardise pour faire leur métier. Là encore, notre patron pose une question simple : ne doit-on pas se satisfaire de ce qu'on a ?

4. quatrième lame : le don de soi
« Sept années d'effort pour donner du travail à plus de quinze personnes dans notre région, cela ne vaut-il rien ? L'image de marque de votre travail ne vous intéresse pas ? »Un patron « donne du travail », c'est son côté philanthrope, altruiste ; de même c'est lui qui « crée la richesse » (et non les individus mis en situation de coopération)

5. cinquième lame : la manipulation
« Pouvez-vous aider un syndicat à détruire une entreprise et perdre votre emploi ? Que perdra-t-il lui ? Sachez que votre entreprise n'est pas une de ces grosses entreprises qui peuvent parfois supporter longtemps un arrêt de travail ? Etes-vous toujours bien conseillé par les gens autour de vous ? » L'ennemi, évidemment, c'est « le syndicat », cette chose qui vient se mêler de ce qui ne la regarde pas, cette chose extérieure à l'entreprise qui vient y semer la zizanie d'autant plus aisément qu'elle ne risque point d'y perdre des plumes...

6. sixième lame :
« Vous êtes seule juge de votre avenir, et seule, la décision vous appartient de le construire ou pas dans une ambiance de travail dont chacun dépend. Je reste à votre disposition pour en discuter avec tous ou chacun. » « Tous ou chacun ». Disons-le tout net : un patron est plutôt adepte des circuits courts, autrement dit du court-circuitage. Ce qu'il aime, c'est le un contre un et sa fiction égalitaire : l'individu-patron et l'individu-salarié recherchant ensemble un accord. Même dans les boîtes importantes, la stratégie patronale vise à neutraliser l'action des délégués syndicaux en faisant des DRH l'intermédiaire direct des salariés. En fait, pour le patronat, le syndicat n'est utile qu'en cas de grève « sauvage », quand il peut servir à canaliser la colère ouvrière.



A la lecture de ce long courrier, on comprend mieux pourquoi le mouvement ouvrier a toujours considéré qu'il ne pouvait y avoir de « conventions à l’amiable possibles » dans une société où l’un dépend de l’autre pour sa survie, parce qu’inévitablement la concurrence pour l’emploi tire les conditions de travail vers le bas.

Certains rêvent d'un "bon" dialogue social entre partenaires sociaux responsables, tous sur un pied d’égalité, assis autour d’une table. La médiation, l’échange, le débat, la compréhension, n'est-ce pas cela qui est important pour faire avancer la société ? Être capable d’argumenter, de prendre en compte la complexité de la société, d’être force de proposition, et surtout, surtout !, éviter l’affrontement, la violence, la séquestration !
Ceci fait, il convient sans plus attendre de s'entendre sur celui qui sera le dindon de la farce capitaliste : qui, du dirigeant d’entreprise, du responsable politique ou de l’ouvrier doit renier sur ses droits voire perdre son emploi ? Qui ? L’ouvrier bien sûr.
Ceci fait, nous pouvons enfin échanger, débattre, nous comprendre entre partenaires sociaux responsables. Nous avons plein d’arguments, c’est la crise, la concurrence, on doit tous faire des efforts. Surtout vous ? Oui c’est vrai mais … Il est vraiment important pour vous de comprendre la situation économique, de faire preuve de pédagogie.
Quoi, vous trouvez cette situation violente, vous osez vous révolter ? Mais la lutte de classe est terminée ! "Le monde doit changer de base" ? Foutaise ! Si l'ouvrier grogne, c'est qu'il n'y connaît rien à l'économie !
Parfois, les travailleurs refusent ce jeu de dupes. Alors la violence revient très vite. Pour se faire entendre, pour pouvoir contester les bases de l’ordre établi par la bourgeoise, ils recourent à des moyens d’action "violents" : séquestration, blocage d’usine... En face le dirigeant d’entreprise, le responsable politique tenteront de jouer sur deux tableaux : la médiation de nouveau pour aboutir à un nouveau compromis et les CRS, of course.
Georges Sorel avait bien raison de nous rappeler que l'acte de grève est un acte de guerre.

Note
1. Cette chronique rejoint incidemment l'actualité sociale. Depuis le 6 janvier, des salariés de l'entreprise de nettoyage Laser qui opère dans les trains à la gare d'Austerlitz sont en grève.