A l'heure où le fondamentalisme chrétien fait de plus en plus d'émules outre-Atlantique, on peut trouver judicieux de publier un ensemble de textes sur la religion dû à la plume du philosophe et mathématicien Bertrand Russell, prix nobel de littérature en 1950. Cependant, cette brochure ne vaut pas tant, aujourd'hui, pour les textes eux-mêmes que par le destin que leur auteur connût en raison d'eux de l'autre côté de l'Atlantique.
Que nous dit dans ces années 1920 cet humaniste et libre-penseur sur cette « maladie née de la peur et source de malheurs indicibles pour l'Humanité » ? Que la religion est une création humaine, qu'elle fut du temps de sa splendeur un obstacle aux progrès de la science et de la morale, qu'elle sert les puissants puisque pêché et enfer se tiennent la main pour maintenir l'être humain dans un état de soumission à l'Ordre. Rien donc que nous ne sachions déjà...

Mais Russell ne pouvait s'imaginer qu'en 1940, les protestants américains se saisiraient de ses textes pour le mener au bûcher. Dans une postface passionnante, Paul Edwards nous conte par le menu la violente campagne orchestrée par nos modernes inquisiteurs contre sa nomination en qualité de professeur de philosophie au City college de New-York. Une campagne qui se règlera devant les tribunaux dans une atmosphère aussi survoltée qu'haineuse. Que lui reproche-t-on, outre ses « blasphèmes » ? D'être un « communiste », alors qu'il a toujours été critique vis-à-vis de l'expérience soviétique ; d'être un libertin, partisan de l'amour libre, qui ne condamne ni l'homosexualité ni l'onanisme ; d'être en mesure par son aura d'influencer les étudiants et de les détourner des chemins balisés par la foi. Et à ceux qui répondent que la vie de Bertrand Russell témoigne qu'il n'est en rien un pervers et un dépravé, le bon juge Mac Geehan rétorque : « Un homme méprisé et incapable ne risque pas de se voir imité, mais un homme respecté et d'une valeur exceptionnelle l'est sans avoir besoin de s'y employer. On assure que c'est le cas de Bertrand Russell, et il n'en est donc que plus dangereux. » Imparable !
Russell, qui enseignait alors en Californie, se voit refuser d'exercer à New-York. Et pour se prémunir de toute mauvaise surprise, comme l'annulation de la décision du juge en appel, le maire de la ville s'empresse de supprimer du budget initial la somme affectée à la chaire promise par ses pairs à Bertrand Russell. N'en concluez cependant pas que Russell ne put continuer à enseigner aux Etats-Unis. A Harvard puis en Pennsylvanie, les puritains ne surent trouver les moyens de le bannir du système éducatif. La chasse aux sorcières attendra la guerre froide...