Excellente synthèse que celle que nous offre Bruno Paleni sur cette Italie de l'après-guerre en pleine ébullition révolutionnaire.
Dans une première partie, l'auteur nous dresse un tableau politique, économique et social de l'Italie de la fin du 19e siècle à 1919 : un pays coupé en deux avec un Nord industriel et un sud agricole, des paysans soumis aux grands propriétaires et à l'église, et un prolétariat qui s'organise syndicalement et politiquement et se déchire, comme ailleurs, entre réformistes et révolutionnaires ; un pays tardivement belliciste qui sort humilié de la Première guerre mondiale puisque ses alliés d'hier (Angleterre et France) trahissent l'engagement de lui attribuer tous les territoires qu'elles revendiquaient pour les accompagner dans la Grande boucherie.

L'Italie de 1919-1920 est un pays ruiné et proche de l'explosion sociale. Dans les campagnes, les paysans se radicalisent et réclament ce qu'on leur a promis : une profonde réforme agraire. Dans les villes, le prolétariat rêve de révolution et va à l'affrontement. Occupation des terres à la campagne, occupation des usines dans les villes avec constitution de conseils ouvriers. Le pouvoir s'efforce de freiner les ardeurs paysannes car elle craint par dessus tout une jonction entre les paysans et les ouvriers. Dans les villes, elle peut s'appuyer sur un appareil syndical et politique réformiste puissant qui s'efforce tant bien que mal de canaliser le prolétariat en colère et d'empêcher que se fédèrent les luttes.
La Révolution n'aura pas lieu. La promesse par le gouvernement d'un futur partage du pouvoir dans les usines entre ouvriers et patrons recueillent l'assentiment d'une grande majorité de travailleurs fatigués par plusieurs mois de lutte. Les jusqu'au-boutistes savent leurs jours comptés. Répression et licenciements mettent un terme au mouvement.
Tandis que le Parti socialiste se déchire lors de son congrès de Livourne (1921), le mouvement fasciste se renforce avec le soutien de tout ceux que la puissance des rouges effraie : patrons, gros propriétaires terriens, petite-bourgeoisie que la crise économique déclasse. L'ancien socialiste Mussolini envoie ses troupes de choc remettre de l'ordre, c'est-à-dire semer la terreur dans les campagnes et les villes pour y liquider toutes les structures de défense mises en place par le mouvement ouvrier et paysan transalpin (syndicats, ligues de défense, coopératives, bourses du travail). Les morts se comptent par dizaines mais les socialistes réformistes n'en démordent pas : il ne faut pas riposter, ne pas provoquer d'escalade dans la violence, et avoir confiance dans la capacité « régulatrice » de la démocratie bourgeoise. Quant aux communistes du jeune PCI, il rejette toute possibilité de front commun antifasciste, persuadé que la violence fasciste va radicaliser les masses et gonfler les rangs de ses organisations.
Attentisme des réformistes, sectarisme des léninistes, opportunisme de la droite italienne qui croit pouvoir contenir les faisceaux dans leur fonction de barbouzes... En fait, sur tout le spectre politique, personne ne comprend réellement la nature du mouvement fasciste. A droite comme à gauche, on pense que les faisceaux sont destinés à s'intégrer dans le jeu politique à une place subalterne. Or ce sont sur les ruines de ces deux années rouges que le mouvement fasciste va construire son hégémonie politique. Une hégémonie qui durera vingt ans.

Pour aller plus loin :
Sur les conseils ouvriers
Antonio Gramsci, Ecrits politiques Tome 1 (1914-1920), Gallimard, 1974.
Pier Carlo Masini, Anarchistes et communistes dans le mouvement des conseils à Turin, Nautilus, 1983.
Collectif Ruptures, Les conseils ouvriers italiens (1920) : aperçus et actualités, Ed. Ruptures, 1989.

Sur le fascisme
Gaetano Manfredonia, La lutte humaine – Luigi Fabbri, le mouvement anarchiste italien et la lutte contre le fascisme, Ed. Du Monde libertaire, 1994.
Antonio Gramsci, Ecrits politiques Tome 2 (1921-1922), Gallimard, 1975.
Et également le témoignage d'Emilio Lussu, chroniqué ici en son temps