Avouons-le tout de go : chroniquer le livre d'un ami est une chose difficile. Elle l'est d'autant plus que l'ami en question est le premier à vouer aux gémonies les journalistes et auteurs qui s'encensent réciproquement. Vous voilà prévenus : Thierry Discepolo est un ami dont j'apprécie les qualités (innombrables) et même les défauts (mais en a-t-il, au fond ?1)...

Lorsque j'ai appris qu'il s'était lancé dans l'écriture d'un ouvrage sur le monde de l'édition, j'avoue avoir eu peur. Peur qu'il nous délivre un pamphlet nourri de petites phrases assassines2. Peur qu'il ne règle ses comptes en nous prenant à témoins. J'avais tort, et c'est tant mieux.
Amoureux des livres, écrivain à mes heures, et éditeur à l'occasion, je fais partie de ces personnes pour qui le métier d'éditeur est l'un des plus beaux du monde. Trouver un auteur inconnu et le faire connaître, aider un auteur à accoucher d'une oeuvre, même modeste, dénicher un vieux texte oublié et le faire revivre, honorer le papier à l'heure du tout numérique et de l'image-reine, n'est-ce pas là un beau sacerdoce ? On en oublierait presque que le monde de l'édition est un monde peuplé de nombreux requins, financiers, narcissiques et margoulins.

Thierry Discepolo, fondateur des éditions Agone (Marseille), s'en prend tout d'abord à une idée largement répandue : le monde de l'édition verrait s'opposer les grands groupes de communication, incarnation du Mal (comme Hachette), aux groupes éditoriaux, tel Gallimard, pour qui le livre serait une passion autant qu'un métier. Les premiers, les yeux rivés sur les lignes comptables, vendraient de tout, en masse et n'importe où, tandis que les seconds, coeur pur et âme vagabonde, auraient opté pour la qualité éditoriale et la préservation des librairies indépendantes, ces lieux où l'on achète des livres et non du papier broché.
Pour l'auteur, cette distinction est artificielle. Les groupes de communication et les groupes éditoriaux jouent dans la même cour et ont les mêmes pratiques. Les premiers font de l'argent, sans honte ; les seconds font de l'argent, sans plus de honte, mais ressentent le besoin de cultiver leur image3. D'où leur défense de la librairie indépendante dont l'auteur nous dit qu'elle est importante « surtout pour l'image car pour les gros sous, ça se passe dans les supermarchés », lieux adaptés pour recevoir ces livres produits en masse et à l'obsolescence calculée ; cette « surproduction est aussi la base d'une alliance entre médias et édition, qui fournit le flux continuel d'amnésie et de distraction nécessaire pour garder en état de consommation maximale le monde social où l'on nous fait vivre. »
Et que dire d'Actes Sud, modeste maison d'édition de province, oeuvre d'un passionné (Hubert Nyssen, vieil homme ayant fait ses classes dans la publicité), devenue en deux décennies une référence pour la qualité de son catalogue (Berberova, Auster...)... et sa gestion performante. Actes Sud est peut-être née dans une bergerie provençale, aujourd'hui, elle est une entreprise capitaliste comme les autres. Et si Actes Sud fait son beurre dans l'édition, elle le doit notamment aux capitaux (en particulier immobiliers) de l'époux de la fille du fondateur, Jean-Paul Capitani, qui, en retour, profite de la valorisation, via Actes Sud et ses activités culturelles (plus ou moins subventionnées), de ses propriétés dans Arles. Mais dans le monde de l'édition, il vaut mieux se vendre au grand public comme dénicheur de talents que comme businessman avisé...

Business is business. Tout peut se vendre, y compris la critique sociale. Qu'importe le flacon pourvu que l'on offre l'ivresse radicale en tête de gondole. Thierry Discepolo ne manque pas de citer ces éditeurs au catalogue si peu politiquement correct dont les actionnaires majoritaires ou propriétaires sont de grands groupes capitalistes : La Découverte, Zones et les Empêcheurs de penser en rond, propriétés du groupe Editis-Planeta, Mille-et-Une-nuits, propriété de Hachette, Textuel et Les liens qui libèrent, adossés au à la holding Actes Sud. Aux mauvais esprits qui y verraient là comme une contradiction, la réponse est éternelle : les éditeurs insistent sur l'indépendance intellectuelle dont ils jouissent ; les auteurs s'accommodent ou remercient ces grands groupes de leur offrir la possibilité de toucher enfin les larges masses. Credo quia absurdum...

Hachette n'incarne pas le mal et les grands éditeurs indépendants, la vertu. « Suffit-il, nous dit l'auteur, que les capitaux d'Actes sud, d'Albin Michel, de Gallimard, d'Odile Jacob et d'autres échappent (encore) à Lagardère ou à un semblable pour qu'ils ne suivent pas la même logique de croissance par acquisition qui prépare la suivante ? » La réponse se trouve en annexe puisque l'auteur y a glissé une chronologie aussi impressionnante qu'éclairante des multiples rachats, fusions ayant touché le monde de l'édition et de la diffusion-distribution.
En rédigeant cette « antilégende de l'édition », l'auteur nous invite tout simplement à « chercher un peu plus loin que le quarteron des « grands éditeurs indépendants » pour (re)trouver le sens d'un métier sur lesquels les rêveurs peuvent compter : des producteurs de livres qui ne soient pas tout à fait un objet de consommation comme un autre ». Je le crois sur parole...

Notes
1. J'en citerais tout de même deux : son goût pour la musique baroque (quel ennui !) et sa méconnaissance totale de l'art footballistique, ce qui, pour un Marseillais, ne peut être qu'une preuve de dandysme.
2. L'auteur se laisse aller parfois à quelques saillies verbales. La palme revient au jugement qu'il porte sur le livre de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! », qualifié d'« hostie cathartique ».
3. Modérons nos propos. Si l'on croît Bernard-Henri Lévy, le spécialiste de l'entertainment moraliste, son ami et patron Jean-Luc Lagardère (Hachette), fabriquait certes des avions de guerre, mais « c'est le métier des livres dont il était secrètement le plus fier. » Le défunt marchand d'armes avait un coeur, nous voici rassuré.