Je passe sur la beauté de Minsk et la propreté de ses rues. Que je sache, les rues suisses sont très propres, et la Suisse n'est pas une vulgaire dictature, mais une bonne vieille démocratie bourgeoise pleine de banques et de blanchisseries. Je passe sur les statues de Lénine et les monuments ornés de la faucille et du marteau. Que je sache, la Révolution française n'a pas détruit les symboles architecturaux de l'Ancien régime ; et tant mieux !, car c'est grâce à ses vieilles pierres que la France est devenue l'une des principales places touristiques du monde.
Non, le passage le plus intéressant de ce reportage s'intéressait au bureau des complaintes, institution centrale de l'Etat bélarus. Le bureau des complaintes est un organisme qui reçoit les citoyens bélarus confrontés à des problèmes de tout ordre. Cela va de la dégradation de leur logement aux problèmes engendrés par les maladies de longue durée, en passant par les problèmes d'emploi. Il les reçoit et répond à leurs plaintes. Puis, le journaliste ajoutait que sous Loukachenko, les salaires sont régulièrement revalorisés et les pensions de retraite, versées ; et c'est pourquoi Loukachenko pouvait s'appuyer sur le vote des petites gens pour se maintenir au pouvoir.

Ainsi, pourrait-on dire, à la question « Qu'est-ce qu'une dictature ? », France 2 répond : c'est un système politique et social qui s'occupent des problèmes quotidiens des gens de peu, revalorisent les salaires et prend soin des retraités. Qu'est-ce que la démocratie, alors ? Serait-ce l'inverse ? Oui, serait-on tenté de répondre.
L'installation de régimes dits démocratiques en Europe de l'Est fut en effet marquée par la liquidation de tous les filets sociaux de protection mis en place depuis les années 1940 : en découvrant la liberté et le capitalisme, les travailleurs voyait disparaître l'emploi à vie, l'encadrement socio-éducatif de la jeunesse, des garanties de ressources (même faibles ou insuffisantes). L'inflation explosa, tout comme le chômage, et les nouveaux régimes mis en place par une fraction des anciennes élites rouges converties au néolibéralisme imposèrent à leurs populations un remède de cheval bien connu des pays du Tiers-monde. Parallèlement, ces mêmes élites se partagèrent le gâteau national en gérant la privatisation de pans entiers de l'économie nationale à leur profit. De cette dynamique naquirent les nouveaux oligarques comme le célèbre Mikhail Khodorkovski, ancien proche de Boris Eltsine, que l'on présente aujourd'hui comme un démocrate subissant la répression de Poutine, alors qu'il n'est qu'un de ses mafieux qui a fait fortune grâce au dépeçage de l'ex-URSS. Khodorkovski, Berezovsky et consorts se fichent comme d'une guigne de la démocratie ; ce qui leur importe, c'est de pouvoir compter dans les hautes sphères de l'Etat sur des politiciens peu retors, qu'on fait élire ou qu'on peut acheter.

Et Loukachenko dans tout ça ? Quand il prend le pouvoir à l'été 1994 à l'issue d'élections a priori libres, le pays est au bord de la faillite, parce qu'il est très dépendant de la situation économique du voisin russe (qui n'est pas bonne) et que la gestion de l'après-Tchernobyl lui coûte les yeux de la tête. Loukachenko se présente comme le candidat anti-corruption, le seul capable de remettre de l'ordre dans un pays qui va à vau-l'eau. Son premier geste est de réprimer violemment les travailleurs en lutte du métro de Minsk et des mines de sel de Saliharsk. Il le fait parce qu'il lui faut mettre en place le programme radical de lutte contre la crise que lui impose le Fonds monétaire international, programme qu'il fera adopter par le soviet suprême en octobre 1994. Mais dès le mois de novembre 1994, il fait machine arrière, renonce aux privatisations promises, se rapproche de Moscou et prend ses distances avec le FMI. Pourquoi ? Parce qu'il a mis en place dès sa prise de fonction un organisme, la Direction des affaires du Président, qui agit comme un « opérateur commercial bénéficiant de maints privilèges et dérogations au droit commun pour exploiter en son nom ou celui de diverses filiales privées les secteurs les plus lucratifs de l'économie du pays »1 . A côté de ce secteur dynamique et rentable, il laisse en place les grands conglomérats d'Etat qui assurent du travail, donc un revenu même médiocre aux Bélarus. Le taux de chômage y est d'ailleurs extrêmement bas, même s'il faut évidemment se méfier des chiffres que le pouvoir produit, d'autant que les allocations-chômage sont tellement maigres que bien des chômeurs s'emploient à faire sans, phénomène que l'on retrouve également aux Etats-Unis. Enfin, sachez que par décret, Loukachenko a fait supprimer le CDI, rêve de tous les libéraux : la norme est le CDD d'un an renouvelable, façon commode de faire taire tout contestation sociale.

Loukachenko est tout sauf fou, même si, comme tout homme d'Etat, il est égocentrique. Il sait que l'argent est le nerf de la guerre, et que les positions de pouvoir donnent accès à la richesse. Alors il a accaparé avec son clan des secteurs entiers de l'économie, distribué des rentes et des prébendes à ceux qui le soutiennent, réduit au silence aussi bien les alliés trop gourmands que les opposants au régime. En d'autres termes, Loukachenko a fait du Poutine dès le milieu des années 1990 en restaurant l'autorité de l'Etat et en empêchant qu'émergent dans les régions des hommes politiques susceptibles un jour de lui contester la magistrature suprême. Parallèlement, il s'est même mis à exalter l'identité nationale biélorussienne (sa culture, sa langue, le poids du catholicisme non orthodoxe), pour contrer la rhétorique ultra-nationaliste de certains de ses opposants.

Loukachenko est tout sauf fou mais il sait sa situation fragile car la « bonne santé » économique du pays dépend en grande partie du bon vouloir de Moscou qui lui fournit à bas prix l'essentiel de ses ressources en pétrole. Mais les relations entre Moscou et Minsk ne ressemblent pas à un long fleuve tranquille. Si Moscou a besoin d'un allié sûr à Minsk, il a surtout besoin d'un homme capable de faire régner l'ordre sans bavures. Or, Loukachenko a déjà commis des bavures. Il lui faut donc prouver à Poutine et Medvedev qu'ils auraient tout à craindre d'un changement de régime à Minsk. Et s'ils ne veulent pas le comprendre, Loukachenko peut abattre une autre carte : faire appel au FMI. Changer de maître, en somme, même si parfois ce n'est pas le chien qui est au bout de la laisse.


1. Lallemand et Symaniec, Biélorussie – Mécanique d'une dictature, Les Petits matins, 2007.