Cet ouvrage rassemble des entretiens réalisés en 1976 et 1977 avec quatre militants anarchistes espagnols. Il y a là Diego Abad de Santillan, militant de la Fédération anarchiste ibérique partisan de l'unité antifasciste, Félix Carrasquer, l'éducationniste impliqué dans les collectivisations aragonaises, Juan Garcia Oliver, l'anarcho-syndicaliste intransigeant devenu ministre de la Justice, et José Peirats, opposé à la participation des anarchistes au gouvernement républicain.

Pour beaucoup de libertaires, la Guerre d'Espagne a le goût, la saveur et la couleur de l'épopée. Il y a comme l'écrivent les animateurs d'A contretemps « le peuple en armes, le héros positif, le militant exemplaire et la femme libre ». La Révolution espagnole s'incarne dans l'image du prolétaire tenant à la main une vieille pétoire et s'en allant défier dans la ferveur populaire une armée professionnelle. Elle s'incarne dans l'image de l'ouvrier et du paysan abolissant le capitalisme et son argent, collectivisant terres, usines, restaurants et transports en commun au nom du communisme libertaire. Mythologie qui fait oublier que dans la tourmente, dans ce temps révolutionnaire et donc de tensions, des anarchistes étaient ministres quand d'autres mouraient au front. Mais l'on aurait à mon sens bien tort de voir dans les premiers des opportunistes, et dans les seconds, des anarchistes purs.

En publiant ces quatre entretiens précédés de fort judicieuses biographies, A contretemps fournit aux lecteurs trois points de vue différents sur la dernière révolution politique et sociale du 20e siècle. Pour Diego Abad de Santillan, le rapport des forces national et la situation internationale imposent aux anarchistes le choix de l'union sacrée contre les franquistes et la réaction. Pour Juan Garcia Oliver, tout se joue en juillet 1936. En entrant au gouvernement, l'anarchisme ibérique se condamne : « Il n'y avait d'alternative que celle-là, explique-t-il : ou nous collaborions à un gouvernement sans le contrôler ou nous assumions la totalité des pouvoirs ». Garcia Oliver était partisan de la seconde solution, il fut pourtant ministre de la Justice à la demande de son organisation. Comme quoi, rien n'est simple... Pour José Peirats, la CNT devait refuser de participer au gouvernement, collectiviser terres et usines et s'imposer comme contre-pouvoir, idée que le vieil anarchiste italien, Errico Malatesta, exprimait comme suit : « La révolution, nous ne pouvons la faire seuls (...) Dans tous les cas, réclamer et exiger, même par la force, notre pleine autonomie et le droit et les moyens de nous organiser à notre manière pour expérimenter nos méthodes. » (« Graduelisme », in Le Réveil n°678 du 31 octobre 1925).

Fallait-il participer au gouvernement républicain au nom de l'antifascisme ou y renoncer au nom de l'anticapitalisme ? Fallait-il imposer sa puissance numérique, évidente en Catalogne et en Aragon, au risque de se retrouver isolé ? Fallait-il liquider les staliniens avant qu'il ne nous liquide ? Fallait-il refuser la militarisation des milices ? Fallait-il refuser la guerre statique et privilégier le maquis ?
Libre est le lecteur de se forger sa propre opinion, de refaire l'histoire si le coeur lui en dit, de choisir son camp, de vilipender les uns et d'honorer les autres, mais qu'il le fasse en ayant en mémoire ces mots de Louis Mercier-Vega : le militant anarchiste doit « apprendre à vivre et à agir au milieu d'une forêt de points d'interrogation, propagande doctrinale et situations de fait exigeant une perpétuelle remise au point. » (Louis Mercier-Vega, L'increvable anarchisme, Spartacus, 1988.)