Dans cet interview, Pierre Radanne défend l’idée que la lutte contre le changement climatique dépendra des évolutions technologiques mais également de notre capacité à mettre au point un développement peu gourmand en ressources qui ne soit pas vu comme un retour ou un éloge de l’ascétisme et de la frugalité. Il faut, nous dit-il, « gagner la bataille des imaginaires » parce que nous allons entrer dans une nouvelle ère, parce que nous allons changer de civilisation. Un passage de cet entretien mérite, je le crois, une lecture attentive : « Que disent les historiens des changements de civilisation ? Ce sont des moments où s’écroule une vision commune du monde. Cela se traduit généralement par des déchaînements de violence, entre Etats, entre couches sociales, entre individus d’une même famille. Ce fut la chute de l’Empire romain suivie de trois siècles de pillages, ou les guerres de religion à la sortie du Moyen-âge. Le seul cas où un changement de civilisation n’a pas rimé avec des décennies de violence et de chaos, c’est l’entrée dans la société industrielle. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu auparavant la période des Lumières, avec un certain nombre d’intellectuels qui ont construit une figure désirable de la société à venir, celle du citoyen. Certes, il y a eu les violences de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, mais la transition s’est faite en une génération à peine. »

Ce long passage mérite une lecture critique, même si l’on sait bien que dans des interviews de ce genre, on est inévitablement porté à condenser son analyse, à la réduire à quelques gros traits.
La phrase qui m’a bien fait le plus tiquer est celle-ci : « Le seul cas où un changement de civilisation n’a pas rimé avec des décennies de violence et de chaos, c’est l’entrée dans la société industrielle. »
Le premier obstacle est de trouver la période à laquelle « nous » sommes entrés dans la société industrielle. Car tous les pays européens n’ont pas connu la même évolution économique, n’ont pas vu émerger au même moment ces fabriques et ces usines, n’ont pas vu la bourgeoisie industrielle et commerçante supplanter la vieille classe dominante attachée à la terre et à la rente qu'elle procure. Disons alors pour faire vite que cette période couvre le dernier tiers du 18e siècle et la première moitié du 19e siècle. Les pionniers furent les Anglais, suivis ensuite, quelques décennies plus tard par la France, pays à très forte tradition rurale, et l’Allemagne.

Quand Pierre Radanne évoque les violences de cette époque-là, il se cantonne à la Révolution française et aux guerres napoléoniennes. Il n’a pas tort : la Révolution française fut bien une révolution bourgeoise à l’issue de laquelle la classe montante liquide l’ancienne classe dominante, avant que cette même classe montante, seulement unie par l’ennemi commun, n’en vienne à s’entredéchirer. Au Directoire succède le Consulat, Napoléon Bonaparte, son désir de grandeur, d’expansion, de rayonnement et les guerres qui vont avec…

Il n’a pas tort, mais sa lecture me semble spécieuse car il réduit la violence à sa dimension politique et guerrière. Or, le peuple n’a pas besoin d’aller à la guerre, de mourir sur les champs d’horreur, pour perdre la vie. Le capitalisme est et demeure à bien des égards une machine à tuer.
Souvenons-nous par exemple du mouvement luddite en Angleterre. A partir de 1811 et pendant une poignée d’années, dans un triangle formé par les villes de York, Manchester et Leicester, des travailleurs du textile détruisirent nombre de machines à tisser, revendiquant leurs actions du nom d’un invisible Général Ned Ludd. Leurs faits d’armes les firent entrer dans la postérité, c’est-à-dire les dictionnaires, sous le terme de « luddisme » ; mais le sens commun ne retînt du « luddisme » que deux sens : l’action de détruire les machines d’une part, la haine de la technologie d’autre part. Réduire le luddisme à cela est évidemment dommageable tant l’action des luddites et le sens qu’ils lui donnaient sont bien plus complexes que ces définitions ne le laissent penser. Car les luddites ne cassaient pas les machines parce qu’elles « incarnaient » le progrès technique ; ils les cassaient parce qu’elles signaient leur arrêt de mort en tant que travailleur indépendant, en tant que communauté humaine. L’irruption de ces machines à tisser, à tricoter, de ces tondeuses mécaniques, ne réduisait pas seulement la plupart d’entre eux au chômage, ne les poussait pas seulement à quitter leur village pour aller quérir ailleurs de l’emploi, ne transformait pas seulement ces travailleurs-artisans maîtres de leur temps de travail en prolétaires-ouvriers soumis au rythme de la machine ; l’irruption de la « modernité » signait l’arrêt de mort de « tout un monde reposant sur la vie communautaire autonome, un système d’échanges locaux et de troc, une tradition de divers métiers, un brassage de coutumes » (Kirkpatrick Sale, La révolte luddite – Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, Ed. de l’Echappée, 2006) etc. : en clair, cette entreprise de modernisation technique industrielle fut simultanément une entreprise de déculturation. Cette période de transformation brutale des processus de production fut d’une rare violence : violence de l’outil qui rend obsolètes les savoirs-faire ouvriers et la culture dont ceux-ci sont porteurs ; violence des patrons et de l’Etat qui entendent imposer par la force le nouvel ordre productif au nom du progrès économique et déjà, de la concurrence. Et si le pouvoir est parvenu à ses fins, cela ne fut pas sans mal car, malgré l’omniprésence des militaires et de leurs espions, les promesses de récompenses, rares seront les luddites à tomber, victimes de dénonciations.
Et comment oublier la violence de l'exploitation capitaliste au 19e siècle ? « Le danger qui nous menace le plus est qu'une nouvelle invasion des barbares, née cette fois au sein même de la société, n'anéantisse le foyer de la civilisation et de la richesse ». Ces mots de 1850 sont l'oeuvre d'un socialiste modéré prussien aujourd'hui oublié : Johannes Karl Rodbertus.

Il y a un siècle et demi, les élites politiques de l'Occident voyaient monter le péril, celui incarné par ces masses de gueux chassés des campagnes, prolétarisés, s'agglutinant dans les cités industrielles nouvelles pour y vendre leurs bras. Des bourgeois philanthropes décrivaient avec application la situation sociale de ce lumpen-prolétariat : travail harassant et salaires de misère, logements insalubres, maladies contagieuses, alcoolisme, moeurs dépravées, prostitution, délinquance, dislocation des familles, éloignement d'avec la religion, montée du socialisme... En 1845, Engels écrivait ceci dans son ouvrage « La situation de la classe laborieuse en Angleterre » : « L'esclavage auquel la bourgeoisie a soumis le prolétariat ne se présente nulle part plus clairement que dans le système des fabriques. Ici toute liberté cesse, de droit et de fait. L'ouvrier doit être à la fabrique le matin à cinq heures et demie ; s'il arrive un couple de minutes plus tard, il est puni ; s'il est en retard de dix minutes, on ne le laisse entrer qu'après le déjeuner et il perd un quart de journée de salaire. Il faut qu'il mange, boive et dorme au commandement... Le fabricant est législateur absolu. Il faut des règlements selon son bon plaisir ; il amende son code et y fait des additions comme bon lui semble ; qu'il y introduise les dispositions les plus extravagantes, les tribunaux n'en diront pas moins à l'ouvrier : « Puisque vous avez accepté librement ce contrat, vous devez vous y soumettre. » Ces travailleurs sont condamnés à vivre, de l'âge de neuf ans jusqu'à leur mort, sous la verge spirituelle et corporelle. » (Carlo Cafiero, Abrégé du Capital de Karl Marx, Ed. Le Chien rouge, 2008, p. 76). Au point que Lammenais, le pieux philosophe, considérait, en 1837, que l'esclavage était moins rude : « Le maître au moins nourrit, loge, vêt son esclave, le soigne dans ses maladies, à cause de l'intérêt qu'il a de le conserver ; mais celui qui n'appartient à personne, on s'en sert pendant qu'il y a quelque profit à en tirer, puis on le laisse là. » (Lammenais, Le livre du peuple). Et je pourrais continuer avec les violences qui ont accompagné le processus de colonisation de ces contrées lointaines si riches en matières premières : massacres, travail forcé, spoliation...

Sans humiliation, sans déhumanisation, sans mise au pas, il n'y a pas de capitalisme. Humiliation, déshumanisation et contrôle social sont des éléments indispensables au processus de prolétarisation du gueux.
A la différence de Pierre Radanne, je considère que ce « changement de civilisation », cette entrée dans l'ère industrielle s'est traduit par des décennies de violence et de chaos. Et le socialisme est né comme une réponse à cette violence et à ce chaos.
Pierre Radanne, poursuivant sa réflexion, nous explique que s'il n'y a pas eu des « décennies de violence et de chaos », cela est dû aux intellectuels issus des Lumières « qui ont construit une figure désirable de la société à venir, celle du citoyen », avant d'ajouter : « il manque encore cet imaginaire collectif qui jouerait le même rôle que la figure du citoyen à la fin du 19e siècle. Faute d'un imaginaire collectif pour « la civilisation d'après », les hommes sont dans la compétition et s'entretuent. »

Le socialisme doit beaucoup à la philosophie des Lumières, à sa critique de la religion, à son appel à la raison, mais il en fait aussi une critique radicale. Marx fit un sort terrible au « citoyen », ce bipède flottant au-dessus des basses contingences quotidiennes et capable cependant, d'après les philosophes, de former une communauté politique uni par le souci du bien commun. Et Bakounine de surenchérir : « Le suffrage universel, considéré à lui tout seul et agissant dans une société fondée sur l'inégalité économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu'un leurre ; de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais rien qu'un odieux mensonge, l'instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l'éternelle domination des classes exploitantes et possédantes ». Là est et demeure le problème. Pour certains, nous devons changer nos façons de produire, et sur ce point ils ont raison, mais sans toucher au capitalisme et donc aux rapports de production. Or, les capitalistes ne vivent que par et pour le profit, dans la concurrence perpétuelle pour minimiser leurs coûts et maximiser leurs gains. Ils ne sont pas raisonnables et ne peuvent l'être sous peine de succomber sous les coups d'une concurrence qui tirerait profit de leurs scrupules.

Pierre Radanne, qui défend l'idée d'une politique climatique européenne offensive, explique ainsi que « les pays qui auront acquis de l'avance pour améliorer la productivité des ressources naturelles seront les leaders de l'économie de demain (...) ils seront les exportateurs de technologies très demandées. » Et en disant cela, il dit tout : un leader tient à son rang plus qu'à tout et sait faire payer au prix fort sur quoi se fonde sa suprématie. Dans le monde politique, un Etat leader se crée une clientèle. Dans le monde économique, une multinationale crée des filiales, des joint-ventures et des je-ne-sais-quoi mais en prenant toujours garde de ne pas faire trop de transfert de technologie.

L'imaginaire collectif que je souhaite moi aussi voir émerger dépendra de la capacité des gueux que nous sommes à ébranler l'idéologie dominante, à remettre en cause ses fondements : sa foi dans la science toujours infuse, dans le développement cette fois-ci durable, dans la concurrence facteur de progrès, dans la consommation créatrice de croissance, dans la croissance créatrice d'emploi, dans l'emploi créateur de dignité, etc. C'est ce que Gramsci appelait la « guerre de position », une guerre contre les valeurs dominantes qui se présentent à nous comme naturelles, a-temporelles. Une guerre également contre ceux qui les portent : ces oligarchies qui n'ont pour seul souci que le développement durable de leur domination économique, politique et culturelle. Je crois qu'on appelle cela la lutte des classes.