Bien peu avait prédit que le bloc soviétique imploserait de la sorte. Certains pensaient même que le monde s'orientait vers sa fin, prévoyant une déflagration mondiale. Il n'en fut rien. Au sein des bureaucraties de l'Est, les batailles furent intenses entre les partisans de l'ouverture et ceux de l'affrontement. Ces bureaucraties, ces nomenklatura avaient l'habitude de ce genre de débat. Les émeutes de Berlin-Est en 1953, la révolte hongroise de 1956, l'irrédentisme polonais et yougoslave, le schisme chinois et, bien sûr, la crise tchécoslovaque de 1968... toutes ces crises donnèrent l'occasion aux partis communistes de la planète de débattre et de s'affronter. La question centrale était la suivante : n'y a-t-il qu'une seule voie pour construire le socialisme ? (autrement dit, celle suivie par le bolchevisme : prise du pouvoir, liquidation de toutes les oppositions, industrialisation à marche forcée etc.).

Dans les années 1980, la situation économique catastrophique des pays du socialisme réel entraîna les bureaucraties nationales à repenser les termes de leur domination économique, politique, culturelle et social. L'esprit animant Gorbatchev, Perestroïka et Glasnost, témoignait que la bride les reliant à Moscou se relâchait.

Vînt donc le temps de ce que certains africanistes appellent les processus de décompression autoritaire : le régime autoritaire se réforme, s'ouvre, affiche sa volonté de se conformer aux règles de l'Etat de droit, tout en surveillant de près celles et ceux qui s'engouffreraient un peu trop ardemment dans la voie de la « démocratisation ». L'éclatement de l'URSS précipita de fait la dislocation du bloc. Seules les anciennes élites qui furent capables de se réformer à temps prirent le bon wagon : reconversion économique en rachetant les entreprises publiques les plus performantes ; reconversion politique en se faisant le chantre du libéralisme politique et économique. La vieille garde non encore sortie psychologiquement de la Guerre froide fut liquidée ou fit le dos rond, guettant le moment de prendre sa revanche.

Dans La nouvelle classe dirigeante, sorti en 1957, soit un an après la révolte hongroise, l'intellectuel et ancien apparatchik yougoslave Milovan Djilas faisait une critique sévère de la bureaucratisation du monde communiste. Une telle irrévérence lui valut quelque temps de prison car il n'était pas de bon ton de railler cette nouvelle classe vivant grassement sur le dos du prolétariat et de « sa » dictature ; une classe imbue d'elle-même, méprisante à l'égard des masses, susceptible, veule, obséquieuse et sans principe, réactionnaire et conservatrice.

A côté des arrivistes et opportunistes, grouillant dans une administration aussi omnipotente qu'incompétente, il y avait aussi ces dirigeants et militants incapables de regarder la réalité en face, de comprendre que la résistance à l'oppression pouvait prendre d'autres formes que la révolte. Un pays sans révolte, sans mouvement de masse, sans colère populaire, n'est pas ipso facto un pays calme, peuplé de citoyens satisfaits. La résistance individuelle par l'absentéisme, le freinage de la production ou le refus de s'impliquer dans le travail au quotidien – formes de résistance que l'on trouve dans tous les coins du globe, est la marque d'un désaveu profond des politiques à l'oeuvre.

Dans ses Souvenirs (Robert Laffont, 1971), Nikita Khrouchtchev nous administre la preuve de cette cécité. Ecarté du pouvoir, il se livre à une critique de ses successeurs qu'ils jugent frileux : « Nous autres communistes, nous croyons que le capitalisme est un enfer dans lequel les travailleurs sont condamnés à l'esclavage. Nous édifions le socialisme (...) Notre organisation sociale est indubitablement la plus progressiste du monde dans la phase actuelle du développement de l'humanité. (...) Alors pourquoi devrions-nous entrer en contradiction avec nous-mêmes ? Pourquoi devrions-nous construire une bonne vie pour le peuple et ensuite barricader nos frontières avec des verrous fermés à double tour ? Parfois, nos propres compatriotes se moquent de nous et disent : « Alors, vous nous conduisez au paradis en agitant votre matraque, non ? » Les gens faisaient souvent des remarques de cette sorte lors de la collectivisation forcée et d'autres mesures coercitives. Je pense que le temps est venu de montrer au monde que notre peuple est libre, qu'il travaille de bon gré et qu'il construit le socialisme parce qu'il y croit et non parce qu'on l'y oblige. (...) Si nous en venions à ouvrir nos frontières, se pourrait-il que la confiance que nous accorderions ainsi aux gens soit parfois trompée ? C'est possible, bien sûr. Parmi 240 millions de personnes, il doit forcément exister des éléments impurs. Ces éléments apparaîtront à la surface comme le font toujours, dans une solution, les éléments les moins substantiels. Et alors ? Laissons la lie, les épaves de notre population monter à la surface et laissons les vagues les emporter loin de nos côtes. (...) Nous devons cesser de voir en chaque individu un transfuge possible (...) Nous ne pouvons pas continuer à parquer les gens derrière des barrières. Nous devons leur donner une chance de découvrir par eux-mêmes à quoi ressemble le monde extérieur. Si nous ne modifions pas notre position à cet égard, je crains que nous finissions par discréditer les idéaux du marxisme-léninisme sur lesquels est fondé notre système social soviétique. »

Khrouchtchev croyait-il vraiment à ce qu'il écrivait ? Etait-il à ce point aveugle, incapable de saisir à quel point le divorce entre la bureaucratie et les masses était profond ? Ou bien réglait-il des comptes avec la nouvelle direction du parti en lui empruntant ses mots et sa lecture de la situation morale du pays ? Je ne sais.

Ce que je sais en revanche, c'est que le bloc socialiste a implosé parce que plus personne n'avait envie de défendre « les idéaux du marxisme-léninisme », hormis celles et ceux qui en vivaient : la nouvelle classe dirigeante et sa cohorte de fonctionnaires serviles. Ce que je sais, c'est « qu'aucune dictature ne peut avoir d'autre but que de durer le plus longtemps possible et qu'elle est seulement capable d'engendrer l'esclavage dans le peuple qui la subit, et d'éduquer ce dernier dans l'esclavage ; la liberté ne peut être créée que par la liberté. » (Bakounine).