Dans son dernier livre, Marianne Debouzy dresse un tableau aussi terrible qu'édifiant de l'évolution du salariat et des relations professionnelles de l'autre côté de l'Atlantique en un quart de siècle. Les politiques néolibérales, initiées par cet ancien acteur de second plan dans un contexte de récession économique, et poursuivies par tous ses successeurs, républicains comme lui, ou démocrates, ont mis grandement à bas les conquêtes sociales des années 1930.

En 25 ans, les conditions de travail se sont profondément dégradées. Les travailleurs qui bénéficiaient, grâce à l'action de leurs syndicats, d'une bonne couverture sociale et de salaires acceptables, ont vu leurs acquis sociaux être remis en cause, voire liquidés, et ce, notamment dans les bastions ouvriers, comme la métallurgie ou l'automobile. Parallèlement, le travail précaire a pris une place de plus en plus importante, sans qu'en compensation, les victimes (« les working poors »), puissent bénéficier de filets de protection sociaux acceptables ; car, l'heure étant aux réductions d'impôts et à la compression des dépenses publiques (hormis pour l'armement !), tous les programmes à destination des pauvres ont été revus et corrigés à la baisse. Cette politique antisociale, extrêmement brutale, s'est traduite par une hausse importante du chômage, même si le calcul du taux de chômage aux Etats-Unis minore les chiffres publics ; mais aussi d'un incroyable taux d'incarcération qui fait des Etats-Unis, l’un des pays qui compte le plus de prisonniers au monde par habitant.

Face à ces attaques sans précédent contre la condition salariale, le syndicalisme américain a montré ses limites. Bureaucratisé et satisfait, éloigné du terrain, marqué par le racisme à l'égard des Noirs et des migrants, peu disposé à organiser les travailleurs peu ou pas qualifiés, prêt à tous les compromis, il a quasiment perdu toutes les bagarres dans lesquelles il s'est engagé. Pire même, la modification des règles permettant à un syndicat de s'implanter dans une entreprise qui en est dépourvu est un frein supplémentaire à son développement, notamment dans les entreprises de services qui ont fleuri sur les décombres de la désindustrialisation violente qui a ravagé le pays. Quant au droit de grève, les Républicains ont su habilement remettre au goût du jour un vieil arrêt de 1938 permettant aux employeurs de faire appel à des jaunes pour remplacer les grévistes. Mais comme l'écrit Marianne Debouzy, « s'il est clair que l'administration Bush s'est efforcée par tous les moyens de réduire le plus possible les droits des salariés, c'est sans doute que l'affaiblissement du mouvement syndical, son manque de soutien dans l'opinion et l'absence de soutien réel de la part des Démocrates rendaient la tâche d'autant plus facile. »

Il n'y a pas que les milliardaires qui considèrent que la lutte des classes est un mythe. Au sein de la classe ouvrière, beaucoup sont acquis aux « valeurs de l'Amérique » et au « rêve américain » ; celui qui permettra au cireur de chaussures de devenir un jour milliardaire. Comme le déclarait en 1897 Chauncey Depew, un magnat de la presse : « La république américain est bâtie sur l'individu. Elle ne reconnaît ni les classes, ni les masses. Ainsi sommes-nous devenus une nation de self-made-men. Nous vivons sous des lois garantissant justice et liberté, et toutes les avenues menant à une carrière sont ouvertes. »(1) Oubliés les barons voleurs et les massacres d'ouvriers grévistes au 19e siècle si bien dépeints par Howard Zinn dans son histoire populaire des Etats-Unis(2) ? Pas si sûr.
Dans ce contexte culturel particulier, où la réussite sociale est vue comme le fruit de la Providence, où l'émancipation sociale ne se conjugue le plus souvent qu'au singulier, il reste des travailleurs des deux sexes qui n'acceptent pas l'inacceptable : les salaires indécents, le temps de travail à rallonge, les heures supplémentaires indispensables à la survie économique, les conditions de travail dégradées(3). Ce sont des femmes soumises au travail précaire, des immigrés ; ce sont des employés des services, des ouvriers d'industrie ou bien encore des cadres. Marianne Debouzy leurs consacre un long chapitre. Elle nous les montre qui luttent, perdent parfois mais gagnent aussi, innovent en nouant des relations avec d'autres acteurs du mouvement social, et ce, malgré la répression patronale et étatique qui les oblige à ruser constamment pour ne pas être criminalisés, malgré le peu de soutien dont ils disposent de la part des bureaucraties syndicales. Une AFL-CIO qui a scissionné en 2005, les opposants, une forte minorité, s'en allant fonder la Fédération Change to win. Pour quel résultat ? Dans un livre paru en 2003(4), deux sociologues américains, Rick Fantasia et Kim Voss, se voulaient raisonnablement optimistes : « Pour la première fois depuis des dizaines d'années, il devient possible de faire vivre de nouvelles espérances sociales ». Marianne Debouzy est beaucoup plus modéré, considérant que ce qui manque à ce mouvement de critique sociale, c'est le « relais d'un parti animé d'une volonté de réformer le système (et) d'une mobilisation de l'opinion publique ».

Obama, qui est tout sauf un révolutionnaire, est-il en mesure de favoriser un renouveau du mouvement syndical ? Rien n'est moins sûr. Certes, il a promis durant sa campagne de soutenir une proposition de loi (Employee Free choice act) qui « permettrait aux syndicats de s'implanter dans les entreprises au terme d'une procédure simplifiée. » Mais aussitôt le patronat a stigmatisé cette loi en la traitant de « crapulerie de type soviétique » : il a promis de lui faire la guerre, s'il la mettait sur le tapis, rien de moins !

Et quand on voit les réactions suscitées par sa volonté de réformer le système d'assurance maladie alors même qu'il a opté pour une stratégie de conciliation (pour ne pas dire plus) afin de la faire voter, on est en droit de penser qu'il ne devrait pas rechercher un choc frontal avec le patronat sur une question annexe… tant elle semble peu concerner une opinion publique largement contaminée par les idées dominantes... qui sont celles de la classe dominante.

(1) Marianne Debouzy, Le capitalisme « sauvage » aux Etats-Unis (1860-1900), Seuil, 1972, p. 142.
(2) Howard Zinn, Histoire populaire des Etats-Unis, Agone, 2002, 811 p.
(3) Sur les résistances au quotidien des travailleurs américains, lire l'ouvrage récent de Martin Glaberman et Seymour Faber : Travailler pour la paie : les racines de la révolte, Acratie, 2008, 163 p.
(4) Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués – Répression patronale et résistance syndicale aux Etats-Unis, Raisons d’Agir, 2003, 175 p.

Cette note de lecture a été publiée dans Courant alternatif n°195 (12/2009), L'Emancipation syndicale et pédagogique (01/2010), Gavroche n°162 (avril 2010). Une version très écourtée de cette note a été publiée dans Le Monde diplomatique de décembre 2009