ORWELL, George, Ecrits politiques (1928-1946), Agone, 2009.
Par Patsy le vendredi, novembre 6 2009, 18:23 - Notes de lecture - Lien permanent
Emission n°6 (novembre 2009)
1984, La Ferme des animaux, Hommage à la Catalogne... Pour beaucoup, George Orwell se résume à ces deux chefs d'oeuvre et à ce témoignage important, essentiel, sur sa participation à la guerre civile en Espagne. Bien peu en revanche savent que George Orwell fut à sa façon un activiste politique et un chroniqueur engagé.
Après avoir publié La politique selon Orwell de John Newsinger en 2006 et, en 2008, A ma guise, recueil de chroniques écrites entre 1943 et 1947, les éditions Agone ont eu la judicieuse idée de rassembler un certain nombre d'écrits inédits en français de l'écrivain anglais, rédigés entre 1928 et 1949.
Ces écrits sont à la fois des lettres, des essais politiques ou bien encore des notes de lecture. L'ensemble est assez inégal, mais la plupart des textes contenus dans ce livre sont passionnants. C'est le cas de « La grande misère de l'ouvrier britannique », publié en 1928 et 1929, une plongée édifiante dans le monde des prolétaires, des chômeurs et des vagabonds soumis au contrôle sourcilleux de travailleurs sociaux qui, nous dit Orwell, « veillent à ce qu'ils n'oublient pas un seul instant qu'ils ne sont que des parias, vivant au dépens du public, et qu'ils doivent, par conséquent, en toute circonstance, se montrer humbles et soumis » ; mais aussi de ces réflexions sur l'Empire colonial britannique, des inéluctables indépendances de la Birmanie et de l'Inde, et de l'incapacité du travaillisme britannique à s'emparer de cette question. Sur la guerre civile espagnole, les lettres et analyses d'Orwell nous le montrent en colère et toujours sous le choc de l'expérience vécue : en colère parce que la realpolitik des puissances européennes « démocratiques » a liquidé l'expérience révolutionnaire en cours ; en colère contre l'URSS et la cécité des intellectuels communistes à admettre la trahison du Komintern ; sous le choc de la capacité des travailleurs, des « gens ordinaires » comme il l'écrit, à se prendre en main, à se battre et à tenter d'édifier un autre monde : « Etre en Espagne à cette époque était une expérience étrange et touchante parce qu'on avait devant soi le spectacle d'un peuple qui savait ce qu'il voulait, d'un peuple qui faisait face à son destin les yeux grands ouverts. »
Une large partie des documents rassemblés ici concerne la situation politique de l'Angleterre avant, pendant et à la sortie de la Seconde guerre mondiale. Pour Orwell, qui se fait là stratège, la guerre qui s'annonce, lourde de menaces, offre cependant une opportunité : celle de voir émerger un socialisme britannique, démocratique, humaniste, éthique, reposant sur une alliance entre classe ouvrière et classe moyenne, cimenté par le patriotisme et l'idéal démocratique. Il considère que cette chance existe parce que les capitalistes britanniques se savent condamnés en cas de victoire nazie ; et que le temps de leur omnipotence est terminé.
Orwell rejette le pacifisme tout comme le défaitisme révolutionnaire car, écrit-il, « toute tentative de renverser notre classe dirigeante sans défendre nos côtes entraînerait immédiatement l'occupation de la Grande-Bretagne par les nazis et l'installation d'un gouvernement fantoche, comme en France ». C'est pourquoi il appelle les socialistes à rejoindre la Home guard, sorte de milice de volontaires, à en prendre le contrôle ou, du moins, à empêcher qu'elle ne se transforme en milice réactionnaire.
En 1945, un raz-de-marée électoral porte les travaillistes au pouvoir. Orwell suit avec attention les premiers pas du gouvernement Attlee. Désabusé ou pragmatique, il note que « le parti travailliste, dans l'esprit de l'homme ordinaire, ne signifie pas républicanisme, et encore moins le drapeau rouge, les barricades et le règne de la terreur : il signifie le plein-emploi, la distribution gratuite de lait dans les écoles, trente shillings par semaine pour les retraités et, en général, la justice pour les travailleurs. » Orwell nous livre peut-être là une clé pour comprendre ses conceptions politiques. La pensée politique d'Orwell n'entre en fait dans aucun cadre idéologique : il n'est pas marxiste parce qu'il refuse l'économicisme et le matérialisme historique ; il n'est pas anarchiste parce qu'il ne conçoit pas la vie sociale sans superstructure étatique ; il n'est pas social-démocrate car il a souffert de ses lâchetés durant la guerre civile d'Espagne.
Qu'est-il alors ? Dans un texte intitulé « Le socialisme et les intellectuels », il écrit : « Je suggère que le véritable objectif du socialisme n'est pas le bonheur mais la fraternité humaine (...) Si les hommes s'épuisent dans des luttes politiques déchirantes, se font tuer dans des guerres civiles ou torturer dans les prisons secrètes de la Gestapo, ce n'est pas afin de mettre en place un paradis avec chauffage central, air conditionné et éclairage (...) mais parce qu'ils veulent un monde dans lequel les hommes s'aiment les uns les autres au lieu de s'escroquer et de se tuer les uns les autres. »
Le socialisme d'Orwell se tient peut-être tout entier dans ces quelques phrases. Orwell refuse que le socialisme se réduise à n'être qu'un partage plus équitable des richesses produites, car il voit que le « principe d'hédonisme » tend à gangrener les sociétés capitalistes occidentales. Pour lui, le socialisme est un idéal qui se construit pas après pas et qui repose sur le volontarisme de l'homme ordinaire, sur son idéalisme, son ascétisme et son engagement perpétuel. Le socialisme orwellien est syncrétique, et il serait intéressant de le mettre en relation avec le « socialisme libéral » défendu par Carlo Rosselli, autrement dit un socialisme qui dit haut et fort « que la liberté, présupposé de la vie morale aussi bien de l'individu que des collectivités, est le plus efficace moyen et l'ultime fin du socialisme » (Carlo Rosselli, Socialisme libéral, Bord de l'eau Ed., 1930 (Reed. 2009), p. 157). Et je crois pouvoir affirmer que George Orwell se serait reconnu dans ces mots de Rosselli : « Si les hommes n'ont pas, enracinés en eux, le sens de la dignité et le sens de la responsabilité, s'ils n'ont pas le fier sentiment de leur autonomie, s'ils ne sont pas émancipés dans leur vie intérieure, le socialisme ne peut se réaliser. » (Carlo Rosselli, id., p. 129). Mais à vrai dire, qui n'en est pas convaincu ?
Nota : le "socialisme libéral" défendu par Rosselli est a cent lieues du social-libéralisme en vogue au sein de la "gauche social-démocrate européenne". Les Italiens font un distinguo entre le libéralisme politique et le libéralisme économique (qu'ils appellent "libérisme"). En gros, Blair serait aux yeux de Rosselli un social-libériste et non un social-libéral. Mais bon, lisez son livre pour tout bien comprendre !
Nota 2 : Cette note de lecture, remaniée, a fait l'objet d'une publication dans le n°194 (novembre 2009) de Courant alternatif. Une autre version a été publiée dans le n° de janvier 2010 de la revue Gavroche.
Commentaires
Tout à fait d'accord avec cette analyse qui tranche avec les différentes tentatives de captations idéologiques par Michéa ("anarchiste conservateur"), l'Encyclopédie des Nuisances (qui voudraient faire d'Orwell un anti-industriel avant l'heure) ou les trotskystes (qui voudraient le peindre en compagnon de route du socialisme révolutionnaire).
Les écrits politiques publiés par Agone, sont à ce titre assez éclairants : Orwell a évolué avec le temps, a toujours été très peu idéologique, et surtout s'est rapproché d'une certaine forme de pragmatisme réformiste, partisan d'un état et aussi des nations, de l'intervention etc.
Tout à fait d'accord aussi avec le rapprochement fait avec Rosselli dont il faut absolument lire le bouquin réédité aux éditions Bord de l'Eau "le socialisme libéral" : une sensibilité libertaire mais une stratégie pragmatique et réformiste, une critique de l'économisme et du déterminisme marxiste etc...
Ce "détournement" de Orwell opéré par certains courants peut faire penser à celui que certains libertaires ont opérés sur Camus en essayant de la maquiller en libertaire ou en anarcho-syndicaliste à l'aune de quelques articles, quelques amitiés et quelques passages de "l'homme révolté".
Or, là encore, force est de constater que la sensibilté libertaire indéniable de Camus est largement contrebalancée par ses prises de positions envers une gouvernance mondiale, une certaine forme de réalisme / pragmatisme qui le mènent assez loin du socialisme libertaire de type révolutionnaire et assez près du fédéralisme européen social-démocrate d'après guerre.