Plusieurs fois condamné pour terrorisme ou trafic d'armes, Pierre Archinov recouvre la liberté au printemps 1917 et s'investit immédiatement dans les groupes anarchistes moscovites avant de rejoindre son ancien compagnon de cellule, Nestor Makhno, en Ukraine et de prendre part au mouvement révolutionnaire local. Comme Makhno et tant d'autres, il fut contraint à l'exil quand ce mouvement fut défait par l'Armée rouge. De retour en Russie en 1935, il est, deux ans plus tard, l'une des innombrables victimes des purges staliniennes. Le texte ci-dessous, écrit en 1921, est extrait pour l'essentiel du chapitre premier de son livre L'Histoire du mouvement makhnoviste, livre qu'il achève alors que les makhnovistes sont en passe d'être totalement liquidés par l'Armée rouge dirigée par Léon Trotsky Ce livre édité par Bélibaste en 1969 a été réédité par les Editions Ressouvenances.

Comme avant lui Bakounine, fustigeant le pédantisme des savants et des « scientifico-politiques » marxistes (« la science est la boussole qui peut nous guider dans la vie, mais elle n'est pas la vie ») ou Makhaïski (auteur du « Socialisme des intellectuels »), Pierre Archinov y fait le procès du bolchevisme, de ces « révolutionnaires professionnels » qui n'ont que mépris pour un peuple considéré comme une « matière brute privée de volonté, d'initiative et de conscience, incapable de se diriger elle-même ». Il nous appelle à nous défier des phraseurs et des doctrinaires qui entendent faire notre bonheur à notre place.



« Il n'existe pas, dans l'histoire du monde, une seule révolution qui ait été accomplie par le peuple travailleur dans son propre intérêt ; c'est-à-dire par les ouvriers des villes et les paysans pauvres n'exploitant pas le travail d'autrui. Bien que la force principale de toutes les importantes révolutions réside dans les ouvriers et les paysans faisant de grands et innombrables sacrifices pour leur triomphe, les guides, les organisateurs des moyens, les idéologues des buts furent invariablement, non pas les ouvriers et les paysans, mais des éléments d'à côté : des éléments qui leur étaient étrangers, généralement intermédiaires, hésitant entre la classe dominante de l'époque mourante et le prolétariat des villes et des campagnes.

C'est toujours la désagrégation du régime croulant, du vieux système d'Etat, accentuée par l'impulsion des masses esclaves vers la liberté qui développe et accroît ces éléments. C'est par leurs qualités particulières de classe et leur prétention au pouvoir dans l'Etat qu'ils prennent une position révolutionnaire vis-à-vis du régime politique agonisant et deviennent facilement les guides des opprimés. Mais tout en organisant la révolution, en la dirigeant sous l'égide et le prétexte des intérêts vitaux des travailleurs, ils poursuivent leurs intérêts étroits de groupes ou de castes. Ils aspirent à employer la révolution dans le but d'assurer leur prépondérance dans le pays. (...)

Dans toutes les révolutions passées, les ouvriers et les paysans ne parvinrent qu'à esquisser sommairement leurs aspirations fondamentales, qu'à former seulement leur courant, généralement dénaturé et en fin de compte liquidé par les « meneurs » de la révolution, plus malins, plus rusés et plus instruits. (...)

Notre révolution russe est sans aucun doute et jusqu'à présent une révolution politique, qui réalise par les forces populaires des intérêts étrangers au peuple. Le fait fondamental, saillant de cette dernière révolution, c'est – à l'aide des sacrifices, des souffrances et des efforts révolutionnaires les plus grands des ouvriers et des paysans – la saisie du pouvoir politique par un groupe intermédiaire : l'intelligentsia (couche intelligente) socialiste-révolutionnaire, - en réalité, démocrate-socialiste. (...)

En vivant dans les privilèges, l'intellectuel devient privilégié non seulement socialement mais aussi psychologiquement. Toutes ses aspirations spirituelles, tout ce qu'il entend par son « idéal social » renferme infailliblement l'esprit du privilège de caste. Cet esprit se manifeste dans tout le développement de l'intelligentsia socialiste. Les relations entre le peuple et elle se fixèrent définitivement : le peuple marchant vers l'auto-direction civile et économique ; la démocratie cherchant à exercer le pouvoir sur le peuple. La liaison entre eux ne peut tenir qu'à l'aide de ruses, de tromperies et de violences, mais en aucun cas d'une façon naturelle par la force d'une communauté d'intérêts. Ces deux éléments sont hostiles l'un à l'autre.

L'idée étatiste elle-même, l'idée d'une direction des masses par la contrainte fut toujours le propre des individus chez lesquels le sentiment d'égalité est absent et où l'instinct d'égoïsme domine, individus pour lesquels la masse humaine est une matière brute privée de volonté, d'initiative et de conscience, incapable de se diriger elle-même.

Cette idée fut toujours la caractéristique des groupements privilégiés se trouvant en dehors du peuple travailleur (...) Ce n'est pas par hasard que le socialisme moderne s'est montré le serviteur zélé de la même idée. Le socialisme est l'idéologie d'une nouvelle caste de dominateurs. Si nous observons attentivement les apôtres du socialisme étatiste, nous verrons que chacun d'eux est plein des aspirations centralistes, que chacun se regarde avant tout comme un centre dirigeant et commandant autour duquel les masses gravitent. Ce trait psychologique du socialisme étatiste et de ses édiles est la continuation directe de la psychologie des groupements anciens éteints ou en train de disparaître. (...)

Toute la construction actuelle, soi-disant socialiste, pratiquée en Russie, tout l'appareil étatiste de la direction du pays, la création des nouvelles relations sociales et politiques, tout cela n'est avant tout que l'édification d'une nouvelle domination de classe sur les producteurs, l'établissement d'un nouveau pouvoir socialiste sur eux. (...)

Les mots d'ordre du mouvement d'Octobre 1917 étaient : « Les usines aux ouvriers ! La terre aux paysans ! ». Tout le programme social et révolutionnaire des masses se trouvaient dans ce mot d'ordre, bref, mais profond par son sens : anéantissement du capitalisme, suppression du salariat, de l'esclavage étatiste, et organisation d'une vie nouvelle basée sur l'auto-direction des producteurs. En fait la révolution d'Octobre ne réalisa aucunement ce programme : le capitalisme n'est pas détruit, mais réformé ; le salariat et l'exploitation des producteurs restent en vigueur ; et quant au nouvel appareil étatiste, il n'opprime pas moins les travailleurs que l'appareil étatiste du capitalisme privé et agrarien. On ne peut donc appeler la révolution russe « révolution d'Octobre », que dans un sens précis et étroit : celui de la réalisation des buts et des problèmes du parti communiste.

Le bouleversement d'Octobre, de même que Février-Mars 1917, n'est qu'une étape dans la marche générale de la révolution russe. Le parti communiste profita des forces révolutionnaires du mouvement d'Octobre pour ses propres vues et buts, et cet acte ne représente pas toute notre révolution. Le processus général de la révolution comprend toute une série d'autres courants ne s'arrêtant pas à Octobre, mais allant plus loin, vers la réalisation des problèmes historiques des ouvriers et des paysans : la communauté travailleuse, égalitaire et non-étatiste. L'« Octobre » actuel, traînant en longueur et déjà affermi, devra indubitablement faire place à une étape ultérieure populaire de la révolution. Au cas contraire, la révolution russe, comme toutes précédentes, n'aura été qu'un changement de pouvoir. » (...)

Dans la foi maladive en sa dictature, le bolchevisme est devenu tellement impassible, ossifié et rigide, que les besoins et les appels de la révolution lui sont devenus totalement étrangers, qu'il a fini par préférer en voir le cadavre plutôt qu'à consentir des concessions. Il a joué un rôle funeste pour toute la Révolution russe. Il a tué l'esprit d'indépendance et d'initiative révolutionnaire parmi les masses ; il a brisé les plus grandes possibilités révolutionnaires que les travailleurs aient jamais eues au cours de l'histoire. C'est à cause de cela que les prolétaires de tout l'univers finiront par le clouer à jamais au pilori.(...)

Plus que toute autre chose, la pratique du socialisme en Russie a démontré que les classes laborieuses n'ont pas d'amis, qu'elles n'ont que des ennemis qui cherchent à s'emparer des fruits de leur travail. La socialisme a démontré pleinement qu'il appartient, lui aussi, au nombre de leurs ennemis. Cette idée s'implantera plus fermement d'année en année dans la conscience des masses du peuple. Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. Tels sont les mots d'ordre actuels de la Révolution russe ! »

Ce texte sera reproduit dans la revue trimestrielle Offensive qui, à chaque numéro, propose à ses lecteurs des extraits de textes anciens